L’indépendance de la Banque centrale de Tunisie explicitement menacée
En Tunisie, le net ralentissement de la croissance économique est désormais une réalité : elle s’est établie à 0,6% en glissement annuel au deuxième trimestre 2023, après 1,9% le trimestre précédent. C’est ce que révélait la Banque centrale (BCT) suite à une réunion de son conseil d’administration le 7 septembre. Coïncidence ou pas du calendrier, dès le lendemain le président de la République Kais Saïed s’invitait au siège de la banque, une visite inopinée du type de celles qu’il a érigées en véritable style de gouvernance.
Ce jour-là, l’artère névralgique de l’Avenue Mohamed V est totalement bloquée pour permettre le passage de l’imposant cortège présidentiel et la production d’une vidéo aérienne à coup de drones
Qu’était venu dire Kais Saïed aux dirigeants de la Banque centrale de Tunisie ce jour-là ? Difficile de juger des intentions présidentielles : à écouter attentivement les 45 minutes de logorrhée verbale, on s’y perd, tant les digressions sont nombreuses et le temps long du discours en inadéquation avec les exigences modernes en termes de communication et de gestion de crise.
Une chose est sûre, le président était comme à son habitude soucieux d’étaler sa culture historique. Muni de ses notes, il a cité pêle-mêle Paul Ricœur et François Mitterrand, deux citations pour signifier à ses interlocuteurs une idée qu’il rabâche depuis plusieurs années : au diable les chiffres lorsque parle l’émotion des plus démunis, « on ne saurait réduire l’humain à une statistique », et tout ce charabia de l’émotif qui n’a en somme rien à faire précisément dans une institution on l’on se doit de parler chiffres, croissance, inflation, PIB, un concept que l’ chef de l’Etat voudrait voir remplacer par le très poétique « BIB » (bonheur intérieur brut).
« Vous n’êtes pas gouverneur ! »
Une idée essentielle ressort néanmoins clairement du discours fleuve de Saïed : il était surtout venu dire au gouverneur de la Banque centrale, Marouane Abassi, que la traduction de l’arabe du titre de « mouhafedh » en « gouverneur » est erronée, que sa fonction consiste moins à gouverner qu’à conserver, et que « la Banque centrale n’est pas une institution indépendante » mais qu’elle est partie intégrante de l’Etat, sous-entendu « je suis l’unique chef à bord ».
Ce besoin constant d’humilier tout autre détenteur d’un quelconque semblant de pouvoir ou d’autonomie en dehors de sa personne tient visiblement à cœur à Kais Saïed, même si cela se fait en l’occurrence au nom de la critique d’une loi de 2016 dans son chapitre 25 relative au statut de la BCT. Elle stipule que « la Banque centrale ne peut accorder des facilités au Trésor public de l’État ni sous forme de relevés ou de prêts, ni acquérir des obligations émises par l’État ». Fustigeant ce texte, le président Saïed rappelle que l’Etat a « malheureusement, recours aux banques commerciales » lorsqu’il veut contracter des prêts.
En clair, il s’agit non seulement d’informer Abassi qu’il ne gouverne rien du tout, mais que l’exécutif veut de l’argent, beaucoup d’argent. C’est que l’Etat a sollicité les banques nationales à des niveaux records cette année, sans pour autant parvenir à boucler son budget 2023, en l’absence d’accord avec le FMI.
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Or, en quoi des emprunts étatiques directs auprès de la Banque centrale seraient-ils forcément une mauvaise idée ? Qu’en est-il de ce type d’emprunt potentiels dans une petite économie protectionniste comme celle de la Tunisie ?
Le péril de la déstabilisation du dinar
Ancien directeur général des politiques monétaires à la Banque centrale de Tunisie, Mohamed Souilem est catégorique : l’expert estime que l’emprunt direct de l’État auprès de la Banque centrale aurait sans doute de graves répercussions. Outre une hausse supplémentaire induite de l’inflation, affectant aussitôt le pouvoir d’achat des Tunisiens, « cela entraînerait immanquablement la dépréciation du dinar, la chute du taux de change, voire l’épuisement des réserves de devises », dans la mesure où l’Etat à court de liquidités pourrait être tenté de taper dans les importantes réserves en devises de la BCT.
A mesure que le pays s’enfonce dans la crise et que les ambitions de pouvoir absolu et totalitaire de Saïed grandissent, ce dernier ne semble guère se soucier des risques de déstabilisation de la monnaie. Ainsi un amendement du statut de la Banque centrale de Tunisie serait faire d’une pierre deux coups : consolider son pouvoir personnel en abattant ce dernier bastion d’autonomie, et opérer une razzia sur la manne financière de la banque.
Un raccourci plus facile en somme qu’entreprendre des réformes macroéconomiques nécessaires ou encore faire son autocritique, au moment où le grand projet de réconciliation pénale auprès des hommes d’affaires patine, toujours sans résultats notables.