Les survivantes de la mer
Alors que les médias ne parlent que des Ukrainiens qui affluent un peu partout en Europe, notamment en France, victimes de la guerre lancée par le voisin russe, les « autres » migrants ont été un peu oubliés et pourtant ils continuent de tenter la traversée pour rejoindre l’espoir européen. Des hommes, mais aussi des femmes, nombreuses, qui tentent le périlleux voyage. Reportage du Courrier de l’Atlas sur ces survivantes de la mer qui fuient leurs pays et bravent tous les dangers pour s’offrir une vie meilleure.
Par Marjorie Bertin
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“Le problème avec les migrantes, c’est qu’elles changent souvent de numéro de téléphone. Attends, j’essaie avec WhatsApp. Allo?” Je l’avais imaginée hippie, jeune et peut être métisse, à cause des émoticônes colorées qu’elle emploie dans ses textos. Pas du tout. La femme volubile, qui s’installe dans ma voiture, en ce matin d’hiver, est une retraitée “franco-française” alerte, aux cheveux blancs, plutôt chic. Je comprends au bout de cinq minutes, tandis qu’on serpente dans les rues glaciales d’une cité de l’est de la France, en suivant ses indications, que Nathalie, ancienne bénévole pour la Croix Rouge, est mon sésame. Elle connaît ce quartier populaire et ses habitants comme sa poche.
C’est ainsi qu’elle m’introduit chez un couple d’Ethiopiens. En entrant, les sourires et la confiance sont immenses et réciproques. Dans ce modeste et confortable appartement, aux tapis épais et aux lumières douces, une fillette en pantalon rose sautille en riant, d’un canapé à un autre. Dans un français hésitant, Amira*, sa maman qui la couve du regard, m’explique : “J’étais enceinte d’elle quand on a traversé la mer, c’est ma grande fille.”
“On”, pour elle et son mari Salah. Elle l’a rencontré au Soudan, un an après son départ d’Ethiopie. Son histoire n’est pas banale. Rien ne la prédestinait à quitter son pays. Dans son voile de soie qui la couvre gracieusement des pieds à la tête, elle explique qu’elle est très croyante : “Mon père était musulman, il m’a élevée comme une musulmane. Quand il est mort, ça a posé problème. Des hommes ont voulu me convertir au christianisme.”
Alors Amira, dont on devine la volonté de fer, est partie. Au Soudan d’abord. Elle y rencontre donc Salah. Entre cet homme au regard doux et la jeune fille, alors âgée de 18 ans, c’est le coup de foudre. Ils sont fiers de raconter qu’ils ont tout fait dans les formes : les fiançailles, le mariage religieux, avant de décider de partir pour une vie consciente des dangers, mais elle sait qu’avec son mari elle court moins de risques. Ils resteront quatre ans en Libye. Salah y travaille comme chauffeur. Pour sa femme, c’est plus difficile. “Il fallait mettre de l’argent de côté, raconte-t-elle. On ne me payait pas toujours. En 2011, avec la chute de Kadhafi et l’arrivée de Daech, c’est devenu très dangereux. On voulait partir.” “N’importe où en Europe”, renchérit son mari.
Missions d’intérim
En 2015, ils finissent par y parvenir. Ils rassemblent la somme demandée pour chacun, environ 800 dollars (700 euros, ndlr), et embarquent sur deux bateaux différents, non mixtes, qui partent en même temps de Zouara, une ville côtière de Libye. “J’avais tellement peur ! On ne sait pas nager.” Amira me fixe, interdite: “ Sept cent soixante personnes sur un bateau à deux étages, tu imagines ? Et les vagues étaient si grandes !” Après quatre mois à Lampedusa (Italie) et deux à Calais, leur demande d’asile est acceptée. Ils arrivent, sans rien en connaître, dans la ville où je les rencontre.
“C’était le 26 décembre 2015. J’ai accouché ici de ma fille. Mes deux autres enfants sont nés aussi ici.” Le couple trouve du travail, des missions d’intérim. Elle, comme femme de ménage, lui comme ouvrier dans le bâtiment. Est-elle heureuse ? Son visage s’illumine en nous servant du thé : “Oui. Il y a mes enfants, il y a Salah. La ville est calme, tout le monde est gentil avec nous.” Sa migration a été longue, difficile, mais supportable.
Ce n’est pas le cas d’Asmera avec qui nous avons rendez-vous ensuite. Nathalie est euphorique à l’idée de retrouver celle qu’elle n’a pas vue depuis des mois, Covid-19 oblige. “Tu comprends, me dit-elle, je suis très émue car je vais rencontrer son mari pour la première fois. Elle a tout fait pour le faire venir en France, elle a été très courageuse. Je suis si heureuse qu’ils soient enfin réunis !” Nathalie a donné à Asmera des cours de français et l’a soutenue dès les premiers temps. La jeune femme est une réfugiée érythréenne. Elle aussi travaille comme femme de ménage. A notre arrivée, deux hommes s’affairent à monter un meuble. Ce sont son mari et un cousin. Elle les expédie dans leurs chambres pour répondre à mes questions.
En tailleur, des perles dans les cheveux et avec un sourire pudique, Asmera raconte. Elle a quitté l’Erythrée en 2012, à 21 ans, après y avoir été enrôlée pendant quatre ans comme soldat (le service militaire y est mixte, obligatoire et à durée illimitée, ndlr). “Je connaissais les risques, on voit des kalachnikovs tous les jours. Beaucoup de gens meurent lorsqu’ils essaient de s’enfuir. C’est pourquoi je suis partie la nuit.”
Après quelques années au Soudan, où elle se marie, c’est en 2016 qu’elle arrive, seule, en Libye. “Je voulais partir la première car mon mari est malade. Il fallait que je parte pour obtenir les papiers en Europe et le faire venir ensuite.” La Libye est une plongée en enfer. Elle y est “prise en charge” par des passeurs qui la cachent de la police jusqu’à ce qu’elle fasse la traversée pour la Sicile, depuis Sabratha.
Asmera, encore indignée, décrit quatre mois d’horreur. “C’était une maison, mais c’était surtout une prison. On avait très peu d’eau et à manger un jour sur trois. Juste de quoi ne pas mourir. On dormait à 150 dans la même pièce” Elle se recroqueville tout en ra contant. “Je n’ai pas pu me laver pendant quatre mois. J’ai été violée … Toutes les femmes sont violées … Depuis l’Allemagne, mon beau-père a donné de l’argent et j’ai pu partir. Sinon, j’allais mourir.”
Son regard se voile : “Nous étions 120 sur un bateau en plastique, pendant huit heures sur la mer Rouge. Il y avait beaucoup d’enfants, des femmes. Dieu merci, nous sommes arrivés … Mais il y avait deux autres bateaux non loin, je les ai vus couler. Le garçon à côté de moi a sauté pour secourir sa sœur, lui aussi s’est noyé.” C’est un bateau de la Croix-Rouge qui sauve le sien.
Engagée comme ouvrière agricole
Après l’Italie, arrivée dans cette ville de l’Est sans vraiment savoir pourquoi, Asmera s’y installe dans un foyer. Parallèlement, la jeune femme amoureuse veut retrouver son mari. Aussi, dès l’obtention d’une carte de séjour en 2018, elle se fait engager comme ouvrière agricole, économise le plus possible et part quelques semaines le retrouver au Soudan. Avant de revenir ici où elle met au monde leur fille, et attend trois ans qu’il puisse les retrouver.
“J’ai aussi de la famille d’ici, me dit-elle en désignant Nathalie. Elle s’est occupée de moi comme ma maman. Même quand j’étais à l’hôpital.” Asmera poursuit : “Et ma fille va à la crèche, elle grandit ici, c’est très bien pour elle.” Elle n’oublie pas pour autant son pays. Ni ses proches dont elle a peu de nouvelles – l’Erythrée étant l’un des pays les plus répressifs et fermés d’Afrique. Durant notre entrevue, elle évoque ainsi la guerre avec la région éthiopienne du Tigré et demande avec ferveur aux médias d’en parler.
Ces parcours et leur impact sur ces femmes sont différents de ceux d’Ahia et Bintou, des demandeuses d’asile, que je rencontre plus tard dans un foyer Adoma, dans une autre ville de l’est de la France. Cent quarante personnes, en couple ou célibataires, vivent dans ce grand immeuble. Certaines sont mères de famille. Comme Bintou. Une douce jeune femme à la nervosité palpitante et aux longues tresses.
Cette Guinéenne de 25 ans, qui a laissé sa fille de 2 ans au pays, a vécu une enfance heureuse dans une famille aimante, avant que sa vie ne bascule à la mort de son père, agriculteur et cultivateur, lorsqu’elle avait 11 ans. Expropriées par son oncle, Bintou, sa mère et ses sœurs se retrouvent dans une case au fond de leur jardin. “Ils ont pris les biens de mon père. La femme n’a pas de droits chez nous. J’ai arrêté l’école pour vendre de l’eau glacée à la gare. Quand ma mère est morte en 2016, ça a été bien pire, il nous torturait. On devait travailler tout le temps.”
Mise en esclavage
Ce qu’elle me raconte s’apparente à une mise en esclavage, qu’elle endure jusqu’à ce que son oncle la marie avec un ami à lui, bien plus âgé. Ce dernier la frappe, boit, l’accuse de le voler et, un soir de violences extrêmes, la chasse, gardant leur bébé et la menaçant de mort si elle revient. Elle s’enfuit alors au Mali où elle rencontre Mariam. La jeune fille lui ouvre la voie.
Mariam a déjà entamé sa migration et mis de l’argent de côté. Au bout de quelques mois, les deux amies traversent le désert pendant trois jours jusqu’à la frontière algérienne. “On marchait de 22 heures à 6 heures du matin. La nuit, c’est moins dangereux. Si les femmes se font prendre, elles se font violer.” Finalement arrivées en Tunisie, quelques mois plus tard, elles travaillent pour financer leur traversée.
“Je faisais le ménage de 6 heures à 13 heures. Ensuite, je gardais des enfants. Chaque fois que je les gardais, je pensais à ma fille et je pleurais.” Bintou a une peur terrible des naufrages. Mais Mariam finit par la convaincre. Cependant, l’employeuse de Bintou refuse de lui donner sa paie.
“Je ne savais plus quoi faire. Je suis allée dire au revoir à Mariam le jour de son départ. Et elle m’a dit qu’on allait s’arranger.” Et l’impossible se produit. Mariam lui propose de l’accompagner et de faire comme si elle avait payé en embarquant avec les autres. Personne ne la remarque.
Après trois journées à dériver, sans boire ni manger, les amies exténuées arrivent à Lampedusa, où elles sont séparées du fait d’une hospitalisation de Bintou. Comme elle ne parle pas italien, elle voyage, clandestinement, jusqu’en France. “Comme mon portable avait pris l’eau, je n’ai plus son numéro, je la cherche sur Facebook tous les jours, je dois la retrouver”, assure-t-elle, déterminée et éperdue de reconnaissance vis-à-vis de la seule personne qui l’a toujours soutenue.
Après une première prise d’empreintes italienne, elle relève de la fameuse procédure de Dublin, qui pourrait l’obliger à retourner en Italie. Une crainte pour Bintou, qui n’a toujours pas revu sa fille.
Ahia, une Ivoirienne de 25 ans, tremble en évoquant son passé. Des cicatrices sont visibles jusque sur ses mains, qu’elle ne cesse de tordre. On l’a forcée à se marier à 13 ans avec un ami de ses parents. “J’avais l’impression d’être avec mon père”, confie-t-elle, avant d’éclater en sanglots. Elle me raconte la violence de son mari et de son autre épouse. Des coups quotidiens qui causeront la mort in utero d’un enfant alors qu’elle est enceinte de six mois.
Coups et humiliations
Ahia est aussi maman d’une fillette de 11 ans qu’elle adore et pour laquelle elle endure, sept ans durant, coups et humiliations. Son mari l’en prive, du jour au lendemain, sans indication de l’endroit où elle se trouvait. “Il m’a dit que c’était sa fille et que je n’avais pas à savoir.” Alors, en 2018, Ahia s’enfuit.
Le voyage est long jusqu’à la Libye, où elle travaille un an comme domestique dans des conditions inhumaines pour payer sa traversée. Arrêtée par la police, elle passe deux mois en prison. Son passeur, qui l’en fait sortir, la viole. C’est enceinte de lui qu’elle fait la deuxième traversée, me dit-elle, toujours en larmes. D’Italie, totalement traumatisée, elle rejoint la France où elle accouche et tente de vivre avec son bébé. Ahia craint presque autant un retour en Côte d’Ivoire que le jour où elle expliquera à son enfant qu’il est le fruit d’un viol. Elle rêve de retrouver sa fille et de l’élever dans l’Hexagone, où elle a trouvé refuge en 2021.
Les récits migratoires de ces femmes, qui reviennent de l’enfer et en portent les stigmates, sont déchirants. Puissent la fraternité et l’empathie les aider à se reconstruire dans le pays où elles sont réfugiées.
* Les prénoms des migrants ont été modifiés.
Le Parlement européen interpellé sur la protection des femmes migrantes