Les limites de l’anti-corruption comme mode de gouvernance

 Les limites de l’anti-corruption comme mode de gouvernance

Mohamed Abbou et Chawki Tabib

Le 2 septembre, quelques heures avant la passation des pouvoirs, Mohamed Abbou annonçait qu’il quittait la vie politique, après un second court passage au ministère de la Fonction publique et de la lutte contre la corruption. La scène fera date : au-delà du bilan d’un homme et de son aveu d’impuissance, cette démission est symptomatique de la vanité d’une décennie de velléités anti-corruption tous azimuts.  

 

 

Le soupçon généralisé

Devenu le symbole de la volonté d’intégrité et de droiture en politique, idées autour desquelles son parti, le Courant démocrate, d’inspiration social-démocrate, va se construire jusqu’à peser une vingtaine de sièges au Parlement, l’homme révélait dans cette conférence de presse de plus d’une heure avoir ordonné un certain nombre d’enquêtes administratives et financières, et transféré les dossiers des suspects à la justice. Parmi ces derniers figure nul autre que son propre supérieur hiérarchique et chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, soupçonné de conflit d’intérêts, mais également le parti Ennahdha, ainsi que le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption Chawki Tabib.

Hier mardi, lors d’un entretien sur Mosaïque FM (vidéo ci-dessous), Chaouki Tabib a tenté pendant de longues minutes de laver son honneur et de répondre aux accusations de malversations. Mais la scène du premier responsable du pays chargé du dossier de l’anti-corruption, lui-même « cuisiné » autour de suspicions de corruption avait quelque chose de surréaliste. Une scène qui acte sans doute la fin d’une époque, celle de l’angélisme en la matière.

 

 

Le monde merveilleux de l’anti-corruption

Instance nationale de lutte contre la corruption, projet d’Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption, Instance Vérité & Dignité, Pôle judiciaire économique et financier… A lire la liste des organismes régurgitant grosso modo les mêmes finalités, certains pourraient croire que la Tunisie est un havre d’exemplarité de type scandinave. Des entités dont la mise en place est d’ailleurs régulièrement accompagnée par un suivi de l’OCDE et de l’Union européenne.

La genèse de cette vague de l’anti-corruption, qui recoupe les champs du politique, de l’associatif, du juridique et des instances de régulation, remonte aux premiers mois post révolution de janvier 2011, avec la création de toutes sortes de structures chargées de confisquer et de liquider les biens mal-acquis de l’ancien régime. Une étape fastidieuse, toujours en cours, assortie d’un regain de conscience national s’agissant de la nécessité de réformer les mentalités, les pratiques, et in fine tout un système.

Point d’orgue de cet élan national, l’élargissement de l’Instance nationale de lutte contre la corruption qui compte désormais 260 employés et reçoit en moyenne 10.000 dossiers par an au travers de lanceurs d’alerte et via ses bureaux régionaux présents dans tous les gouvernorats du pays.

Dorénavant une tradition fut instaurée de la photo rituelle et quelque peu scolaire où députés, ministres, et chefs de l’Etat prennent la pose le temps d’une photo au siège de l’Instance en déposant sa déclaration des biens. Ce qui vaut à l’institution une réputation ornementale.

Mais de nombreuses voix s’élèvent contre le bilan de cette coûteuse instance pour le contribuable : si sa création marque l’institutionnalisation de l’anti-corruption dans la Tunisie post régime kleptocratique du régime Ben Ali, certains craignent l’instauration d’une société de la délation ainsi que la redondance avec la Cour des comptes et les divers organismes étatiques d’audit et d’inspection.

D’autres encore soulignent qu’au-delà des slogans, les persistantes lourdeurs administratives et autres pressions fiscales restent les principaux facteurs d’une corruption endémique, perçue comme ayant en réalité progressé durant les années post révolution, comme le montrent de nombreux sondages d’opinion.

En somme, une partie de la classe politique est constamment tentée par mettre la charrue avant les bœufs, à force de vouloir éradiquer la corruption là où tous ses ingrédients objectifs dont la pauvreté et la bureaucratie sont encore omniprésents.

 

L’économie de rente, simple synonyme du capitalisme dérégulé ?

L’un des sujets qui refait surface récemment est ce que l’on appelle « l’économie de rente » : les 100, 150, ou 500 familles en position de monopole en Tunisie, et qui verrouillent en effet l’économie du pays. Mais au-delà des lapalissades autour du fonctionnement même du capitalisme et du libéralisme financier, il y a peut-être une réflexion philosophique à mener sur la possibilité d’une « Cité idéale » à la Platon dans nos contrées dites « du sud », loin de tout essentialisme, lorsqu’on s’intéresse à ce qui se passe par exemple outre-Atlantique. « Economie de rente » n’est-elle pas au final une expression pléonastique ?

A partir du moment où Bill Gates, pour ne citer que lui, avait commencé à bâtir sa fortune, peu de gens le savent mais le quotidien de ce CEO consistait à comparaître un jour sur deux dans les tribunaux pour toutes sortes de procès contre Microsoft (vente liée, abus de position dominante, etc.), à tel point qu’il a rapidement souhaité se consacrer à sa fondation en abandonnant formellement ses responsabilités au sein de l’entreprise qu’il a créée. La longue liste des affaires et controverses Microsoft comprend d’ailleurs une collaboration avec le régime Ben Ali.

Culturellement, les partis politiques (souvent de centre-gauche) qui aspirent à se construire autour de l’utopie de la pureté éthique et du vœu de chasteté et de vertu, se rendent coupables d’une vision binaire, manichéenne, du « Bien contre le Mal ». Un narratif moralisateur, hérité en partie des religions. En cela ce logiciel ne diffère pas fondamentalement des mécanismes plus superstitieux ayant porté le parti islamiste Ennahdha au pouvoir en 2011, lorsque ses bases y ont vu l’ascension providentielle de « ceux qui craignent Dieu », avant que le capital moral de ce parti ne s’érode au fil des ans et qu’il perde la moitié de ces bases militantes. Le même mécanisme est encore à l’œuvre avec la montée du phénomène Kais Saïed en 2019, un homme pieux surnommé « monsieur propre ».

A l’exercice du pouvoir, le Courant démocrate, qui avait attiré un public typiquement jeune, a vu ses représentants s’ériger en procureurs inquisiteurs et ultra procéduriers. Ils s’y brûlent les ailes, on le voit aujourd’hui avec la judiciarisation de la vie politique tunisienne, où tout le monde poursuit tout le monde en justice, au plus haut sommet de l’Etat.

Après que l’anti-corruption soit « passé de mode » dans l’Italie post opérations Mains propres qui a donné lieu quelques années plus tard au règne de Berlusconi, la désillusion de l’anti-corruption se fait sentir aujourd’hui dans nos contrées, avec ce qui s’apparente à la fin d’un cycle en 2020.

Le relativisme est un mouvement de pensée qui traverse les siècles depuis l’Antiquité gréco-romaine, pour désigner un ensemble de doctrines défendant la thèse selon laquelle le sens et la valeur des croyances et des comportements humains n’ont pas de références absolues qui seraient transcendantes. Faut-il adopter le relativisme en tant que credo et principale leçon de l’histoire tunisienne récente ? Certaines de nos élites politiques, tout comme leur corps électoral, gagneraient en tout cas à s’imprégner d’une dose de relativisme.