Les chefs de l’opposition tunisienne peuvent-ils conclure un nouveau pacte démocratique ?
Rien ne rend mieux compte de la crise actuelle de la démocratie en Tunisie que cet acte : la condamnation, par contumace, de l’ancien président Moncef Marzouki à quatre ans de prison. Condamné pour « atteinte à la sécurité de l’État depuis l’étranger », le crime présumé de Marzouki était d’avoir eu l’audace de condamner la prise de pouvoir du président Kais Saied et de bénir l’annulation du Sommet sur la francophonie prévu à Djerba. Pour le leader populiste autocratique tunisien, critiquer le président équivaut à porter atteinte à la sécurité de l’État. Cette logique de « l’État, c’est moi » est celle de tous les autocrates.
La réponse de la communauté internationale au régime de plus en plus autoritaire de Saied a été relativement modérée. Le 10 décembre, les États-Unis se sont joints au Canada, au Japon, au Royaume-Uni et à l’Union européenne pour publier une déclaration affirmant leur engagement à aider la Tunisie à maintenir son expérience démocratique. Mais Saied semble s’en tenir à ses résolutions en annonçant, le 14 décembre, qu’il maintiendrait le parlement suspendu, nommerait un comité pour réviser la constitution et reporterait les élections jusqu’au 17 décembre 2022. Il y a également eu peu de suivi, alors que les dirigeants européens semblent divisés, sur la manière de répondre à l’affirmation grandiloquente de Saied selon laquelle il veut « protéger les chemins de la révolution et de l’histoire ». Quant aux États-Unis, le département d’État a appelé à un processus de réforme « inclusif », tout en saluant « l’annonce par le président Saied d’un calendrier décrivant une voie pour la réforme politique et les élections législatives. Sans surprise, certains des alliés de Saied se sont précipités sur cette déclaration comme preuve de bonne disposition de l’administration Biden en faveur de leur président.
Mais il n’est pas certain que des puissances extérieures puissent exercer le genre d’influence, souhaitée par certains « think tank », experts de Washington. Le problème n’est pas simplement que Saied a essayé d’utiliser des pressions extérieures – réelles ou inventées – pour discréditer ses détracteurs nationaux. La question fondamentale est de savoir si les dirigeants de l’opposition peuvent encore relever le défi majeur qu’ils ont contourné pendant huit ans, à savoir : comment concilieront-ils la quête d’une démocratie pluraliste avec la poursuite simultanée des réformes de marché et de la justice sociale ? Si les opposants à Saied veulent lui couper le souffle, ils doivent d’abord s’unir derrière une feuille de route réaliste qui ouvre la voie à un nouveau pacte démocratique. Alors et seulement alors, la pression ou les incitations des États-Unis, de l’Union européenne et d’autres auront une chance de faire une réelle différence.
Obstacles économiques à un accord démocratique
Dans un discours prononcé le 5 décembre à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat de Farhat Hached (le fondateur de l’Union générale des travailleurs tunisiens, ou UGTT), Nourredine Taboubi, l’actuel leader de l’UGTT, a averti : « nous craignons pour la démocratie des Tunisiens », parce que le président Saied a refusé « d’annoncer une feuille de route » pour faire avancer le pays. Tout en l’acclamant, la foule a répondu : « Travail, liberté et dignité nationale ». Ce slogan résume les défis et les dilemmes qui définissent non seulement la politique de la Tunisie, mais celle du monde arabe au sens large. Les autocraties de la région ont été en grande partie forgées autour d’un « marché au pouvoir » par lequel les régimes promettaient des emplois, une protection sociale et une stabilité en échange du soutien ou de la quiétude politique des élites et de leurs populations au sens large. En Tunisie, l’UGTT a fourni la structure institutionnelle à travers laquelle ce marché a été canalisé. En effet, du début des années 1960 jusqu’à l’aube de la Révolution de Jasmin, sa priorité numéro un était le travail, auquel la quête de la liberté était souvent, quoiqu’à contrecœur, subordonnée.
Compte tenu de cet héritage, il n’est guère surprenant qu’à ce jour, les dirigeants de l’UGTT fassent encore preuve d’une certaine ambiguïté lorsqu’il s’agit de remplacer l’ancien arrangement par un nouveau pacte démocratique. Après tout, le marché exige que cette puissante organisation, qui compte quelque 800 000 membres sur une population de 11 millions d’habitants, cède plus d’espace à d’autres groupes économiques puissants dont la quête de réformes économiques de marché pourrait se faire, littéralement, au détriment de l’UGTT. Le dilemme auquel est confronté le syndicat est de savoir comment défendre sa base sociale traditionnelle sans concéder aux dirigeants autocratiques, qui soutiennent que la difficile expérience tunisienne de démocratie pluraliste n’a été qu’un véhicule de domination par une classe sociale corrompue.
Une Entente fragile Saied-UGTT
Les efforts de l’UGTT pour faire face à ce dilemme ont alimenté son ambivalence politique, comme cela a été amplement constaté dans le discours de Taboubi susmentionné du 5 décembre. Tout en attaquant certaines des actions de Saied, il a noté dans son discours que le syndicat « a soutenu le 25 juillet, parce que c’était l’occasion de sauver le pays et de mettre en œuvre des réformes ». En d’autres termes, l’UGTT a soutenu le décret du 25 juillet de Saied suspendant le Parlement et imposant l’état d’urgence à condition qu’il soit suivi de réformes politiques, dont la plus importante, selon le syndicat, est la tenue d’élections anticipées.
Ce qui manque à cette formule, ce sont deux éléments critiques. Premièrement, Taboubi a évité de qualifier l’action du président de « coup d’État ». Ce qui explique sa réticence à rejoindre la coalition de forces encore bancale, mais croissante, qui a condamné le décret du 25 juillet de Saied et la suspension subséquente de la constitution. Deuxièmement, l’UGTT n’a pas détaillé sa position sur la question controversée des réformes économiques de marché. Ainsi, le 11 décembre, Taboubi a réitéré que le syndicat « n’a pas de différends avec le président de la République Kais Saied, et soutient la voie corrective », tout en notant également que le syndicat préparait « un projet et une vision… système éducatif, sanitaire et universitaire ». Ainsi, il a récapitulé la focalisation de longue date du syndicat sur le secteur public, tout en évitant toute mention des réformes du marché. Cette dernière question, a laissé entendre le syndicat, ne sera abordée qu’après l’établissement d’une feuille de route politique et la tenue d’élections parlementaires.
Les efforts de Taboubi pour se lier aux élections fonctionnent bien pour lui et profitent également au président Saied. Mi-novembre, le ministre de l’Emploi Nasreddine Nsibi a annoncé que le gouvernement s’en tiendrait à tous les accords qu’il avait précédemment conclus avec l’UGTT, y compris l’accord de ne pas réduire le salaire minimum fixé par le gouvernement. Le fait que sa promesse soit intervenue une semaine après que le gouvernement a repris les pourparlers avec le Fonds monétaire international (FMI) sur la mise en œuvre de l’accord de réforme économique de 2016 souligne la fragilité de l’entente qui définit la relation d’opportunité entre l’Union et le président.
Faisant écho aux liens ténus qui les unissaient, lors de la cérémonie solennelle marquant l’assassinat du fondateur de l’UGTT, Saied a affirmé que durant ses premières décennies, l’Union « était pure et n’intervenait que pour le bien du pays ». Personne n’a pu manquer les piques verbales que Saied a lancées dans son discours à l’UGTT, qu’il a rempli de piété islamique. Ses dirigeants actuels, a-t-il laissé entendre, n’honorent pas l’héritage de pur patriotisme pour lequel Hached a été martyrisé.
Les Leaders tunisiens saisiront-ils l’instant ?
L’UGTT a tenté de détourner Saied en s’en tenant à son rejet de toute mesure d’austérité proposée par le FMI. Au début du mois de novembre, l’UGTT a non seulement rejeté toute augmentation de prix, mais a également appelé au renforcement des subventions pour surveiller la détérioration du pouvoir d’achat du dinar. « Un gouvernement temporaire dans des circonstances exceptionnelles », a-t-elle insisté, « ne peut pas mettre en œuvre des réformes économiques », qui « peuvent prendre cinq ans » à mettre en œuvre.
De leur côté, les responsables tunisiens poursuivent toujours la demande que le gouvernement a faite au FMI à la mi-novembre. Les responsables du FMI ont souligné que ces pourparlers visent à « examiner la possibilité de lancer un nouveau programme de financement en faveur de la Tunisie », en vue de fournir un plan de sauvetage de 4 milliards de dollars. L’affirmation de Taboubi le 16 décembre selon laquelle le gouvernement propose désormais une réduction de 10 pour cent de la masse salariale du secteur public (ce que, a-t-il souligné, le syndicat a rejeté) pourrait suggérer que le gouvernement devient enfin sérieux. Mais Saied n’a rien dit, probablement pour indiquer qu’il soutient des ministres, qui ne sont responsables que devant lui. Au lieu de cela, il a poussé de vagues propositions de consultations des jeunes, soulevant ainsi des questions légitimes quant à savoir si le gouvernement a une autorité effective pour négocier avec le FMI.
En l’absence d’un accord, la crise budgétaire à laquelle la Tunisie est confrontée pourrait devenir grave, à supposer qu’elle ne le soit pas encore. Avec une masse salariale du secteur public qui représente près de 18 % du PIB et un déficit de financement externe de près de 2 milliards de dollars (4,3 % du PIB) au dernier trimestre de l’exercice 2021, les experts prédisent que le gouvernement pourrait manquer de fonds pour couvrir ses dépenses en quelques mois. Alors que la Tunisie ne devrait pas suivre la voie du Liban – qui a fait défaut l’année dernière sur ses euro-obligations – et que les États du Golfe ne donnent aucune indication sur une éventuelle aide de leur part, les institutions étatiques tunisiennes, déjà sous pression, pourraient atteindre un point de rupture.
Avec un scénario aussi sombre à l’horizon, la lutte en cours pour endiguer la marée montante de l’autocratie en Tunisie dépendra en partie de deux facteurs : la capacité des partis d’opposition à solidifier une coalition aussi large que possible (y compris les islamistes d’Ennahda) et la volonté des dirigeants de l’opposition de trouver un terrain d’entente sur les défis difficiles de la réforme économique. En d’autres termes, les critiques du président doivent signaler que leur quête pour restaurer la constitution de 2014, rétablir le parlement et organiser de nouvelles élections en temps opportun est animée par une détermination commune à s’attaquer aux problèmes économiques et sociaux que Saied s’est clairement avéré incapable de résoudre.
Sur le premier de ces deux dossiers, l’opposition a fait quelques progrès. Comme le note un analyste tunisien, les actions répressives et illégales de Saied ont eu l’effet involontaire d’aider à la fois à élargir et à unir l’opposition, qui comprend désormais les dirigeants d’Ennahda. En effet, le 23 décembre, de nombreux dirigeants des « Citoyens contre le coup d’État » ont déclaré une grève de la faim pour mobiliser l’opinion publique nationale et internationale contre Saïed.
Sur le deuxième point, il reste beaucoup à faire. Le plus grand défi de l’opposition est la réticence de Taboubi à s’aliéner Saied. Mais il y a quelque chose de plus profond en jeu, et c’est le désir de l’UGTT de protéger les intérêts de ses partisans d’une manière qui maintiendrait son rôle historique et symbolique en tant que force nationale dominante de la Tunisie. Pour continuer à jouer ce rôle – ou peut-être, le reprendre – le syndicat ne peut être perçu comme cédant aux diktats du président ou de ses adversaires les plus virulents. Ces calculs entravant l’opposition dépendront des développements futurs. Une crise majeure, telle qu’une confrontation violente entre les forces de sécurité et l’opposition, pourrait contraindre l’UGTT à se ranger du côté de l’opposition, ou du moins menacer de le faire, de manière à renforcer son pouvoir de négociation. Mais si elle s’en tient à sa position actuelle, l’opposition n’aura pas la capacité de mobiliser la rue. Le recours à la grève de la faim semble souligner sa marge de manœuvre limitée.
Démocratie et ventres vides
Lorsque Taboubi a été élu secrétaire général de l’UGTT en janvier 2019, il a affirmé qu’« il ne peut y avoir de démocratie quand les estomacs sont vides ». Le défi de la Tunisie d’aujourd’hui – comme de tant d’autres pays en développement – est que l’avènement d’un concours démocratique ouvert, mais déformé, a intensifié les divisions sociales sur le rôle que l’État devrait jouer pour garantir à la fois la justice sociale et la croissance économique axée sur le marché. Dans le monde arabe, la Tunisie s’est imposée comme un cas test isolé pour l’idée selon laquelle la démocratie pluraliste peut contenir ou même réduire – plutôt qu’amplifier – les conflits sociaux et identitaires. Si les dirigeants du pays ne parviennent pas à conclure un nouveau marché démocratique, chaque autocrate du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord se référera à l’histoire malheureuse de la Tunisie pour plaider en faveur du maintien d’une version ou d’une autre de l’ancien pacte autoritaire.
Une telle position serait profondément cynique, en particulier compte tenu du soutien des autocrates arabes, tels que le président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi, à la prise de pouvoir de Saïed. De plus, leurs actions ont été parallèles à la volonté des administrations américaines successives de soutenir les autocraties arabes, ou dans le cas de la Tunisie, d’éviter de faire basculer le bateau en adoptant une position plus critique concernant le régime de plus en plus autocratique de Saied.
Néanmoins, il faut veiller à ne pas exagérer le rôle positif ou négatif des forces extérieures, y compris l’administration Biden. Les gouvernements étrangers, les ONG et les institutions multilatérales peuvent jouer un rôle utile. Mais ils ne peuvent le faire que si les dirigeants tunisiens prennent des mesures non seulement pour remodeler les règles du jeu démocratique, mais aussi pour redéfinir le rôle des dirigeants élus et des institutions de l’État dans la gestion des sphères publique et privée de la vie économique. La crise de la démocratie tunisienne a été largement alimentée par un échec du leadership. Il appartient donc aux dirigeants du pays de trouver une issue à l’impasse qu’ils ont eux-mêmes provoquée.
Toute volonté de s’attaquer à cette tâche ardue doit être encouragée ou récompensée. La voie à suivre nécessite que les dirigeants tunisiens soient prêts à adopter – et les gouvernements étrangers et les institutions multilatérales telles que le FMI et la Banque mondiale à financer – un programme complet de développement des infrastructures, de soutien social et de reconversion professionnelle. Ce programme doit se dérouler parallèlement à des réformes économiques, telles que la réduction des subventions, le réalignement des taux de change, la libéralisation des échanges entre la Tunisie et l’UE ou la restructuration des entreprises publiques.
Ce partenariat si nécessaire avec la communauté internationale n’aura aucune chance d’émerger à moins que les dirigeants tunisiens n’aient la volonté politique de remplacer une démocratie consensuelle de partage du pouvoir, qui avait produit un parlement presque paralysé, par une démocratie revigorée – une démocratie qui établirait un véritable pouvoir législatif et attribuerait l’autorité exécutive à un gouvernement issu d’une majorité élue. Bien sûr, le président Saied semble déterminé à empêcher une revitalisation de la démocratie parlementaire en imposant un système présidentiel dans lequel la « volonté du peuple » prévaudrait vraisemblablement grâce à un exécutif fort soutenu par un système judiciaire, législatif et militaire docile.
L’attrait de ce genre de projet populiste perdure en Tunisie (et dans de nombreux autres pays, comme les États-Unis), car de nombreux Tunisiens considèrent la démocratie comme une entreprise corrompue, qui n’a enrichi qu’une élite étroite. Ce genre de désillusion de masse reflète d’ailleurs la crise politique et sociale mondiale de notre époque. Alors qu’on est à la veille de 2022, les démocraties nouvelles et établies ont un besoin urgent de leaders capables de plaider en faveur de réformes politiques et économiques tant inspirantes et pragmatiques que visionnaires et réalisables.
Daniel Brumberg