Lecture – « Levons les yeux au Ciel »

 Lecture – « Levons les yeux au Ciel »

Dans les yeux du ciel – Rachid Benzine, Seuil, 176 p

L’écriture est fluide, on est tout de suite pris par le talent de conteur de l’auteur, l’histoire est pesante, dramatique comme le sont les destins de femmes dans le monde arabe, car après tout , ici,  « un corps de femme, même le plus beau du monde, c’est toujours une forteresse assiégée ».

 

Comme les troubadours d’antan (chez nous dans la culture populaire du Maghreb , on les appelle les mejdoubs) Rachid Benzine partage avec nous son dépit, sa révolte sourde à travers le quotidien noir de Nour, héroïne de roman malgré elle, catin et mère, deux postures contradictoires mais qui se rejoignent dans une société qui nie à la première son statut de femme et à la seconde son aspiration à sortir de la fange, son rêve de réussir à être « quelqu’un » malgré ce destin funeste.

Les gens héritent d’un nom, d’une généalogie prestigieuse, Nour a hérité du plus vieux métier de la terre, celui que pratiquait sa mère. « Femme à soldat » comme dirait Brel, sa mère qui vivait au rythme des permissions au voisinage d’une caserne, et malgré tout, elle avait pourtant eu le même désir que Nour pour sa fille : la mettre à l’abri du besoin et surtout lui préparer les conditions d’un futur plus radieux.

Au lieu de cela, Nour, orpheline à 12 ans, être frêle et sans défense devra se débrouiller toute seule après la disparition brutale de sa génitrice. Avec une petite différence, la révolte qui gronde en elle l’empêchera désormais de considérer la violence de la vie comme une fatalité, et ses droits, ceux de sa petite Selma, elle les arrachera de force.

La quarantaine épanouie, la femme, qu’on imagine belle s’assume et assume son rôle de courtisane et les règles, c’est elle qui les impose. Dans cette loge secrète où elle reçoit la crème des hommes d’État et autres grands patrons, elle sait flatter les fiertés usurpées, user de leur puissance mais elle est aussi capable de leur rappeler  leurs fragilités.

Femme libre, elle partage avec Slimane, l’homo et prostitué, qu’on ne peut qu’imaginer révolutionnaire sous la chape de plomb de la société arabe. Dans l’attente de la révolution du monde arabe qui mettra fin à l’oppression , le cœur de la révolution bat entre leurs côtes.

On pense souvent et de plus en plus que la littérature francophone, en particulier le roman se désintéresse peu à peu de l’actualité, alors que son rapport au réel n’a jamais été aussi puissant.

Si la littérature est utile dans l’écriture de l’actualité, c’est parce qu’elle a la capacité, selon le talent de l’auteur d’immortaliser  un phénomène désigné, grâce un système de figures de styles, de réécriture de témoignages, une prise en charge des manques, des disparitions, des secrets qu’entoure l’action et que le journaliste, historien de l’instant, prisonnier des faits ne peut se permettre.

C’est bien ce à quoi nous invite la lecture de ce roman, fresque puissante d’un monde arabe en ébullition, mémoires douloureuses, d’un présent sans issue mais aussi l’ouverture sur toutes les espérances qui chute sur un message d’espoir : la délivrance viendra des femmes, ces êtres frêles qui ne cesseront de nous surprendre.

 

Dans les yeux du ciel, Rachid Benzine, Seuil, 176 p