Lecture. « Le pouvoir d’un seul », ouvrage collectif – Itinéraire d’une confiscation anachronique

 Lecture. « Le pouvoir d’un seul », ouvrage collectif – Itinéraire d’une confiscation anachronique

« Le pouvoir d’un seul », un ouvrage collectif dirigé par Hamadi Redissi, qui fait le bilan de la phase post-coup d’Etat de Kais Saïed du 25 juillet 2021.

Un ouvrage collectif vient de paraître aux éditions Diwan sous la direction du politiste Hamadi Redissi, dans le cadre des travaux de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique (OTTD), sous le titre provocateur, mais conforme à la réalité politique saïedienne, « Le pouvoir d’un seul ». Un livre-bilan de la phase post-coup d’Etat de Kais Saïed du 25 juillet 2021. Bilan dressé par des chercheurs de multiples horizons, et portant sur des champs multiples, politique interne, aspects constitutionnels et juridiques, champ médiatique, champ religieux, politique étrangère, contexte social, situation économique. Le livre (de 308 pages) est divisé en six parties correspondant à six thèmes différents, versant tous dans le même sens : celui du « pouvoir d’un seul ».

Dans son « Avant-propos », Hamadi Redissi annonce la couleur, en déterminant la signification du concept ou du régime, objet du livre. « Le pouvoir d’un seul désigne un régime politique où une seule personne règne sans partage. Le sens est péjoratif, de toute évidence. Il est pourtant d’une richesse inouïe. Un seul au pouvoir peut-être un sage qui gouverne selon la vertu, un homme éclairé, un philosophe, le meilleur des hommes. Comme il peut être un tyran, un despote qui gouverne par la peur, le pire des hommes » (p.9). Dans la conjoncture tunisienne, c’est le non sage qui l’emporte.

Dans la première partie du livre, Sahbi Khalfaoui établit un « bréviaire du populisme » (p.17-32), une quête de conceptualisation, lui permettant de ressortir les caractéristiques populistes de Saïed, le faisant passer de « l’homme-Peuple à l’homme-Etat », en le mettant dans une position intermédiaire entre le régime autoritaire et le régime totalitaire ; en le considérant comme adepte du clientélisme par l’administration, privilégiant l’allégeance à sa personne, hostile à toute forme d’opposition, partisane ou civile (les « traîtres » et « les bons »). Un populisme tendant à dé-démocratiser au nom du peuple et à établir l’autoritarisme au nom de la démocratie. Zyed Krichen évoque « les paradoxes d’un pouvoir populiste autoritaire et solitaire » (p.33-44). Pour lui, l’élection de Saïed n’est pas une symbiose, mais une «non-rencontre d’un homme avec un peuple », tant sur le plan arithmétique que sur le plan politique, parce qu’il s’agit d’ « un homme dont on ne connaissait ni les idées ni le programme politique », et parce le peuple « voulait uniquement mettre fin à la République des partis qui ne lui a rien apporté » (p.34). Quelle fin poursuivie par Saïed, le « Robin des Bois » du jour à travers l’absolutisme ? Z. Krichen répond : non pas restaurer l’autorité de l’Etat, mais, plus ambitieux encore, « bouleverser radicalement le système d’hégémonie dans sa dimension politique et idéologique, et surtout économique et social » (p.41). Dans son article « Une dictature bien singulière », Hamadi Redissi tente de conceptualiser le type de dictature saïedienne selon les canons de la science politique. Il la diagnostique comme « une dictature singulière » ou « hybride », parce qu’ « elle n’est pas fondée sur la force brutale. Les droits individuels n’y sont pas systématiquement bafoués, les partis n’y sont pas carrément interdits, les médias ne sont pas complètement contrôlés par les autorités, la justice n’est pas totalement aux ordres » (p.45). En d’autres termes, notion caméléon, la dictature est une notion qui doit être révisée, voire adaptée, aux configurations de l’action politique. Le tableau est objectif, évitant les surexploitations de sens. Ce livre lui-même, « le pouvoir d’un seul », ou bien d’autres encore, comme des commentaires journalistiques très critiques, n’auraient pu être publiés sous la dictature de Ben Ali. Il y a eu coup d’Etat ou « auto-coup d’Etat », mais le pluralisme et les libertés ne sont pas totalement reniés. Mais ce qui est sûr, c’est que « Saïed ne peut être qualifié de modéré » au sens de Montesquieu. La confiscation des pouvoirs institutionnels de l’Etat l’y dissuade (p.57), même si le tyran « sort d’une démocratie déréglée » (p.54).

Le droit lui-même est manipulé par le « juris-président », comme aime l’appeler Sana Ben Achour, dans son article « Trois constitutions, un pouvoir » (p.65-84), Seule compte la « volonté d’un seul », le « redresseur de torts » et  le rédempteur du « vrai processus révolutionnaire », unilatéral et officiel. L’auteure analyse les trois temps de la mainmise dite « constitutionnelle », à travers « un processus particulièrement procédurier, opaque, et hors-norme » (p.69) : la décision dé-constituante, la décision pré-constituante et la décision constitutive d’un ordre juridique nouveau. Même l’état d’exception, aussi unilatéral soit-il, se dévoile à travers le droit. C’est cela le caractère procédurier de la démarche. Un dépouillage en vertu du droit. Pour Sana Ben Achour, les trois constitutions sont : la constitution moribonde de 2014 maintenu « sous perfusion » justifiant le rallongement du mandat présidentiel ; la législation d’exception du décret n°2021-117 étendant son application jusqu’à la prise de fonction de l’ARP après élection ; et la nouvelle constitution de 2022. Dans tous les cas, il s’agit de renforcer un « projet autocratique » (p.80). Saïed en arrive à imposer une « constitution sans qualité », ignorée d’ailleurs par le peuple à tous les niveaux (p.84). Salsabil Klibi abonde dans le même sens dans son article « La constitution du 25 juillet 2022, constitution de la dé-démocratisation » (p.85-102). Le président a « détricoté les institutions pour s’ériger en pouvoir constituant » (p.89) et pas seulement en pouvoir constitué. Elle décrit le contenu réducteur de libertés et de garanties de cette constitution, qui ne fait pas progresser le constitutionnalisme tunisien, mais reste « en deçà des acquis de la constitution de 2014 » au niveau des garanties constitutionnelles : conservatisme religieux, « justice rognée », présidentialisme outrancier, « prédation du pouvoir », « revanche de l’exécutif ». Asma Nouira, qui évoque la question de « la religion dans la constitution de 2022, rupture ou continuité » (p.149-159),  reconnaît que les références religieuses sont incluses dans toutes les constitutions successives de la Tunisie depuis 1959. La constitution définit en effet trois aspects de la religion : l’aspect identitaire, la religion de l’Etat et la liberté de religion. Dans la constitution de Saïed, c’est l’article 5 qui fait polémique, en imposant à l’Etat d’agir selon les Maqâsid al-islâm. « A la différence de Bourguiba et de Ben Ali, Kais Saïed se veut l’incarnation d’un personnage religieux emblématique, celui du deuxième khalife, ‘Umar Ibn al-Khattâb, le khalife juste selon la tradition musulmane sunnite » (p.150). Cet article 5 tente de renforcer l’ancrage identitaire dans la Umma islamique, comme si la Tunisie n’était pas sociologiquement une civilisation musulmane. « L’Etat n’a pas de religion », disait Saïed, c’est une personne morale. Le président conservateur, qui s’auto-filme en train de prier dans les mosquées des quartiers populaires, veut faire croire aux Tunisiens que l’islam n’est pas la religion de l’Etat. Alors même qu’il est le seul interprète des Maqâsid al-islâm en l’absence d’autres interprètes autorisés de la constitution. Ces Maqâsid contribuent encore à « la régression des droits des femmes depuis le 25 juillet », titre de l’étude de Hafidha Chekir (p.103-120), pour laquelle, il y a remise en cause des garanties des droits des femmes dans la nouvelle constitution, puisque le système dénigre le principe de la séparation des pouvoirs, puisqu’il y a des obstacles à l’application des conventions internationales (p.110-111), puisque le caractère civil de l’Etat a disparu, et puisque la loi électorale  contribue à la discrimination participative des femmes.

Le rapport Saied-islamistes reste ambigu. Le conservatisme populiste de Saied se veut exclusif, non concurrentiel. Sarah Ben Nefissa et Jallel Saâda, analysent dans leur article « Ennahdha et Kais Saïed, crise du politique et populisme », comment l’échec d’Ennahdha a finalement coûté cher à la Tunisie, et pas seulement aux islamistes. « La délégitimation des nahdhistes a touché l’ensemble de la classe politique post-2011 et tout le processus politique né après le soulèvement : élections, vote, parlement, libertés publiques, etc. » (p.162). Or, c’est toute la débâcle du politique post-2011 qui a justifié le coup d’Etat du 25 juillet et le populisme d’un homme hostile aux élites, aux partis, aux corps intermédiaires, aux médias. Cette hostilité et cette méfiance vis-à-vis des non partisans de Saïed est illustrée encore d’après Hatem Chakroun dans un article (en arabe) sur « la reproduction de la stratégie du « tamkîn » dans l’Administration publique après le 25 juillet » (p.121-145) qui évoque l’accaparement du pouvoir de nomination du président des hauts cadres, semblable à la pratique suivie par Ennahdha après 2011, puis par Nida Tounès et ses alliés entre 2015-2021. D’après l’auteur, Saïed inaugure une sorte de « pouvoir pastoral », attentif au troupeau, exigeant une administration portant allégeance à sa personne. Ainsi, « le rythme effréné des nominations et des limogeages s’explique par l’absence d’expérience du chef de l’Etat » en matière ministérielle comme administrative, partisane, ou même militante. La stratégie du tamkîn est un « levier du pouvoir » (p.144-145).

Dans une autre partie du livre qui aborde le champ médiatique, Abdelkrim Hizaoui constate dans un article « les médias dans la ligne du mire » (p.179-197), que la Tunisie est devenue un pays hostile à la liberté de presse après avoir été le bon élève des pays arabes avant « le pouvoir d’un seul »  de 2021. « En s’affranchissant des règles de base de la communication politique, Kais Saïed ne cherche ni à plaire ni à convaincre ; il s’exprime le plus souvent dans un registre discursif où la parole tient lieu d’acte » (p.182). Quant à la cheffe de gouvernement, elle se borne à exercer une « politique de communication silencieuse », selon la formule du SNJT (p.183). D’ailleurs, une circulaire soumet les communications des agents publics avec les médias à l’accord préalable de la hiérarchie. « Deux îlots de résistance » ont néanmoins survécu au solitaire de Carthage : l’UGTT et les médias (non embrigadés bien sûr). Sur le décret-loi n°2022-54 du 13 septembre 2022 relatif à la lutte contre les infractions aux systèmes d’information et de communication, l’auteur souligne qu’il comprend un article 24 qui, « à lui seul, a ravi aux Tunisiens le principal acquis de la révolution du 14 janvier 2011, à savoir la liberté d’expression » (p.190-191). Pas entièrement tout de même. Mais, avertit Hizaoui, si les médias ont bien été des « faiseurs de rois » aux élections de 2019, ils peuvent toujours défaire ce qu’ils ont fait (p.195). Pour leur part, Hamadi Redissi et Afifa Mannaï traitent du « Retour sur le réseau Facebook de Kaïs Saïed » (pp.197- 209). Il s’agit d’une photographie des réseaux sociaux faite sur près de 30 pages Facebook, qui ont joué un rôle clé dans l’élection de Saïed en 2019. Les auteurs nous parlent des anciens sites partisans de Saïed, des sites supprimés, des sites qui l’ont renié par la suite, des nouveaux sites partisans, comme des nouveaux agitateurs. En conclusion, ils constatent que, « malgré toute cette mobilisation, les jeunes sont de moins en moins nombreux à croire en Saïed et de plus en plus déçus par lui » (p.209).

Une autre partie est consacrée au « populisme sans peuple ». D’abord Sana Ouechtati évoque les expériences sans peuple, dans un article sur « la consultation électronique, un chef, un peuple, un projet » (pp.213-229). Une consultation contre-productive dans la Tunisie d’aujourd’hui, où près de 40% des Tunisiens ne seraient pas équipés pour accéder au site électronique (p.228), à supposer qu’ils aient la formation appropriée, et où les soucis du peuple profond sont ailleurs. Mais le pouvoir est obtus. Il « ne semble pas se soucier de cette désaffection, estimant que le rejet par les trois quart des citoyens de cette première étape ne devrait pas empêcher sa validation » (p.229). La forme l’emporte en quelque sorte sur le fond. Le peuple est encore introuvable aux législatives. Le pouvoir d’un seul est aussi le pouvoir sans peuple. Hafedh Chekir confirme le constat dans une intéressante étude sur « les élections législatives de 2022, du vide démocratique au vide politique » à partir des résultats et statistiques publiés par l’ISIE. Pour la question du « vide démocratique », les taux de participation sont plus que problématiques. Dans les circonscriptions, le taux varie de 7% dans les gouvernorats de Tunis et de l’Ariana à plus de 15% dans les gouvernorats de Mahdia, Zaghouan, de Tozeur, de Sidi Bouzid et de Kasserine. Au niveau du sexe, les hommes ont plus voté (66%) que les femmes (34%). Le vote des jeunes de 18-25 ans est lui, faible (5,8%), il augmente avec l’âge (plus de 34% pour le groupe de 60 ans). Le pouvoir se satisfait, lui, du peuple « pur » qui a voté, ce sont, bien sûr, les ennemis qui ont saboté les élections (p.244). D’après l’auteur, la faible participation s’explique par plusieurs raisons : la modification des règles de votation ; le manque d’expérience politique et médiatique des candidats ; le décalage entre les priorités du pouvoir et celles du peuple ; la campagne insipide ; les pénuries et la dégradation de la qualité de vie ; l’absence de communication du gouvernement (p.244-245). On pourra ajouter la déstabilisation préméditée du jeu partisan. Pour la question du « vide politique », l’hétérogénéité du parlement, le profil des parlementaires, la fonctionnarisation des élus, l’absence des métiers de prestige (avocats, ingénieurs, médecins, universitaires, entrepreneurs) sont des indicateurs explicatifs du vide politique (p.250-251).

Dans la dernière partie, Ayssen Makni fait un bilan de l’économie tunisienne dans son article sur « la Tunisie depuis le 25 juillet 2021, une économie en dérive » (pp.255-270). Il y a certes d’après lui un « lourd héritage » depuis 2011 (p.256 et ss.), mais la « dérive s’accélère » depuis le 25 juillet 2021 (p.261 et ss.). Le « creusement des déficits budgétaire et courant » conduit le pays à recourir à l’endettement extérieur, outre que le pays a connu un emballement des prix des biens et des services. L’inflation a atteint des pics jamais égalés depuis l’indépendance, en relation avec le blocage de plusieurs filières de production. Il y a une légère amélioration du taux de croissance et une baisse du chômage, mais le pays n’a pas retrouvé sa situation d’avant la pandémie. « La Tunisie, très fortement endettée, serait selon les agences de notation au bord de la faillite ». Elle sera acculée à demander le rééchelonnement de la dette, processus inédit qui va remettre en cause sa souveraineté. La priorité donnée aux questions politiques et constitutionnelles a bien marginalisé la place de l’économie (p.269-270). Lotfi Ben Aissa s’est attaqué à la question de l’« Economie sociale et solidaire et sociétés communautaires, quels destins ? ». Il définit ces sociétés communautaires (al-sharikat al-ahliyya) d’après leur texte de base. Ce sont « des personnes morales qui œuvrent pour la réalisation de la justice sociale et la répartition équitable des richesses par la pratique collective d’une activité économique dans la zone territoriale dans laquelle elles sont installées et répondant aux besoins de ses habitants. Leurs sources de financement ne sont pas des dotations publiques et des impôts affectés (choix initial), mais un certain pourcentage (20%) prélevé sur les montants provenant des transactions pénales avec les personnes qui ont détenu des biens mal acquis (p.272). Montants qui sont à l’évidence aléatoires, puisque la question de conciliation pénale peine à se réaliser. Ces sociétés sont censées réaliser l’équilibre entre les exigences de rentabilité économique et les valeurs de solidarité sociale, le développement régional, la répartition équitable des richesses et l’amélioration de la qualité de vie des gens (p.276). L’auteur ne manque pas de ressortir l’usurpation juridique de la question : « l’essentiel des dispositions du décret-loi portant création des sociétés communautaires ont été empruntées aux principaux textes de l’Economie Sociale Solidaire (statut général de la coopération de 1967, loi sur les Sociétés Mutuelles des Services Agricoles de 2005, loi sur l’ESS de 2020). La place réelle des sociétés communautaires, c’est juste un tiret dans l’article 2 de la loi sur l’ESS… La copie qui se substituerait à l’original. Quelle supercherie », note-t-il (p.286). Enfin Youssef Chérif aborde « la politique étrangère, entre désir de tout changer et incapacité de faire » (pp.289-306). Après avoir évoqué le chamboulement de la révolution, il tente de caractériser le saïedisme sur le plan diplomatique, issu d’un homme « novice dans les relations internationales et ayant rarement vécu à l’étranger ou même voyagé » (p.289) : esprit conspirationniste, panarabisme nassérien, crises provoquées avec les Etats-Unis, hauts et bas avec la France, alliance de circonstance avec l’Italie, froid avec l’Union européenne et l’Allemagne, rapprochement avec l’Algérie, mirages du Golfe et de l’Egypte, divorce avec la Turquie, indifférence de la Chine et de la Russie vis-à-vis de la Tunisie. L’auteur conclut à l’effacement international du pays. Le pays se referme sur lui-même en suivant un modèle politique contraire à celui qui l’a mis au centre du monde en 2011. Pour lui, les principales constantes de la politique étrangère saïediste sont « une suspicion profonde envers les partenaires occidentaux, une perception utopique des relations avec les pays arabes, et le rêve jamais acté d’un plus grand partenariat avec les pays de l’hémisphère Sud » (p.305-306).

Deux autres points auraient mérité d’être traités dans ce livre : d’abord un « portrait politique » (englobant le biographique et le psychologique) de l’homme en question, dont la rigidité de tempérament peut aussi expliquer les dérives multiples; puis la question du rapport entre l’effacement des partis d’opposition organisés, la fuite des anciens leaders politiques, la passivité de la société civile et « le pouvoir d’un seul », même si ce dernier y a contribué.

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