Lecture. « La démocratie spectacle – Média, communication et politique en Tunisie » de Sadok Hammami – Quand la démocratie se donne en spectacle

 Lecture. « La démocratie spectacle – Média, communication et politique en Tunisie » de Sadok Hammami – Quand la démocratie se donne en spectacle

On le sait, la démocratie et la presse (les médias en général) sont étroitement liées. Si la démocratie puise ses fondements du peuple et de l’élection, et si elle est concurrence ou lutte pacifique des acteurs et des partis pour accéder au pouvoir, il revient à la presse de porter à la connaissance du peuple les programmes, les philosophies et les intentions des acteurs pour qu’il puisse choisir en connaissance de cause.

 

« Dans ce cas, une enquête sur la presse est nécessairement une enquête sur la démocratie elle-même », comme le note Sadok Hammami, professeur de Communication à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de La Manouba, dans son dernier livre (en arabe) paru juste avant le coup d’Etat du 25 juillet, La démocratie spectacle. Média, communication et politique en Tunisie, qui reprend et synthétise plusieurs écrits académiques et conférences de l’auteur sur la décennie de la transition démocratique, explique la démocratie tunisienne dans sa dimension communicationnelle et inversement, la communication comme une illustration des exigences démocratiques, non sans insister au passage sur des éléments d’ordre théorique, toujours nécessaires pour avoir une vue d’ensemble sur la thématique. D’ailleurs, tous les thèmes essentiels de la communication politique sont abordés par l’auteur dans les divers chapitres (huit) du livre. D’où l’intérêt de ce livre, clair, pédagogique, accessible à toutes sortes de lecteurs, sans manquer de profondeur sur les aspects théoriques.

L’auteur analyse méthodiquement le passage de la « presse ancienne », autoritaire et monologique, entre les mains du zaïm, à la « nouvelle presse » de la transition, plurielle, numérisée, « réseautée », peu organisée, voire sauvage, souvent en décalage avec l’éthique déontologique de la profession. Une « presse nouvelle » qui a donné une nouvelle dimension à la télévision, qui passe « de la télévision du pouvoir au pouvoir de la télévision » (chapitre 3) et aux médias sociaux, devenus le fonds de commerce des nouveaux intervenants politiques de toutes sortes, en quête de légitimité politique. Tous s’y sont mis. Laïcs, islamistes, populistes, révolutionnaires, contre-révolutionnaires ont donné ces dix dernières années une nouvelle signification à la « démocratie spectacle », une sorte de fabrique de la politique, pas toujours saine, par les médias et la presse. La scène politique est devenue plus importante que la politique et le « messager plus important que le message », note l’auteur (p.10).

Pour expliquer l’évolution de la communication en Tunisie, entendue comme les techniques et moyens empruntés par les politiques pour la concurrence au pouvoir et pour établir une interaction avec les citoyens et les électeurs, Sadok Hammami établit une typologie triptyque. On est passé chronologiquement du type paternaliste du zaïm charismatique, celui de Bourguiba, au type autoritaire sous Ben Ali, recourant à un discours non spontané, rédigé en arabe littéraire et dont les apparitions sont quotidiennes à la télévision. Quoique ces deux premiers types auraient pu être réunis sous une même rubrique autoritaire relevant de la personnalisation politique ; on arrive enfin au type « démocratique » et ses variantes machiavélique (Essebsi et Ghannouchi), technocratique (personnalités politiques hors de la sphère partisane) et populiste (Abir Moussi, I’itilaf Al-Karama, Nabil Karoui, Kais Saied).

La « nouvelle communication » tunisienne

Quelles sont les manifestations de la nouvelle communication, les ingrédients de la « démocratie spectacle » ? Il y en plusieurs.

D’abord la télévision, qui s’est libérée d’un coup de la tutelle du pouvoir politique et qui a donné plusieurs possibilités à la libre expression des acteurs politiques, parfois des intrus au champ politique, n’en a pas moins conduit à quelques excroissances notables. L’auteur s’attaque aux nouveaux acteurs, « chroniqueurs », qu’il appelle les « nouveaux parleurs » de la télévision, ainsi que les « experts », qui ont tous acquis progressivement un droit d’apparition aux médias, télévision et radio (p.117 et ss.). Il reconnait qu’il n’est pas facile d’analyser ces chroniqueurs, aussi bien suivis que dénigrés par l’opinion en raison de leur statut usurpé par rapport au journaliste professionnel. Ce chroniqueur exerce généralement un autre métier (avocat surtout). En France, on les appelle les « intellectuels médiatiques ». Le chroniqueur politique a lui-même ses propres agendas politiques. Il ne cherche pas à éclairer l’opinion en cherchant la vérité, comme le journaliste de métier. Il défend toujours une opinion, une position. Il est dans la subjectivité, non dans l’objectivité. Son discours prend la forme d’une « plaidoirie télévisée » qui exploite les sentiments et émotions des gens, ainsi que leur colère contre le gouvernement et les élites politiques.

Sadok Hammami évoque aussi le cas de « l’expert » qui a envahi les médias durant la transition, et qui est lui-même issu du pouvoir de la télévision (p.125 et ss.). La télévision offre des experts en toutes sortes de domaines : le terrorisme, l’économie, la santé, l’alimentation, le sport, le droit, ou précisément le droit constitutionnel. Contrairement au chroniqueur, l’expert ne prend pas parti, ni position sur les événements politiques, il reste dans son expertise. Il est en mesure de donner à la télévision une sorte de satisfécit scientifique sur les sujets traités dans les diverses émissions. Chroniqueurs et experts sont apparus aussi en raison des limites des compétences des journalistes à remplir leur mission d’éclairer seuls l’opinion ou de découvrir la vérité, surtout que le journalisme d’investigation ne rentre pas beaucoup dans la culture journalistique tunisienne, à quelques rares exceptions, relevées d’ailleurs par l’auteur. Ces « experts » sont aussi des communicateurs qui ont appris le langage de la télévision, langage de la sensation et du raccourci. Kais Saied lui-même a fait ses premières classes en tant qu’expert communicateur au journal télévisé d’al-Wataniya en tant qu’expert en droit constitutionnel. La démocratie lui a été bénéfique par la suite, au point de lui ouvrir les portes du pouvoir, puis du sur-pouvoir. En somme, Il s’en est servi, puis en a abusé. Il ne faut pas oublier, comme le relève l’auteur, que Bourguiba fut, à sa manière le premier chroniqueur de la télévision, depuis qu’il a découvert les bienfaits pédagogiques de cet outil sur une masse quai inculte après l’indépendance.

La télévision a constitué aussi pour les nouveaux acteurs politiques une sorte de « télécratie ». Elle était sollicitée par les nouveaux acteurs politiques, sans la prise en compte de la dimension de leurs partis. Ces acteurs de la transition démocratique espéraient tout de la télévision pour obtenir un surcroît de reconnaissance. La télévision est devenue le moyen par excellence à même de propulser les ambitieux politiques de toutes sortes et le seul moyen de conquérir les électeurs et de soigner les réputations. Mais la télévision, reconnait Hammami, a aussi des effets néfastes sur la vie politique. Outre qu’elle produit de fausses vedettes, elle fait de la politique « spectacle », visant moins des citoyens ou électeurs que des voyeurs en quête de sensation forte, des téléspectateurs jouissant des bagarres, quolibets et disputes voyantes entre hommes politiques ou entre partis, notamment dans les débats télévisés, nouvelle découverte de la communication politique tunisienne. On se souvient de nos députés à l’ANC qui, à la veille du 25 juillet, ne cessaient d’attirer l’attention à eux, comme Abir Moussi ou les membres d’Al-Karama, par des accoutrements et des slogans rocambolesques. Les députés ont appris les exigences de la télévision, comme le fait d’organiser le contenu de leur discours en rapport avec la transmission des séances parlementaires à la télévision, largement reprises dans les réseaux sociaux et à Facebook. Cette télévision a rendu possible le populisme des députés et des partis, parce qu’elle est elle-même un « type de communication » (p.185 et ss.), qui prend la forme d’un discours frontal et belliqueux, favorisant le style « transgressif » faisant passer la politique, comme le dit Christian Salmon, cité par l’auteur, à « l’ère du clash », au-delà de tout dialogue serein, de tout échange d’idées fondées sur la raison, comme le recommandaient Kant, puis Habermas. Ils y sont tous passés : modernistes et islamistes, d’al-Karama et Saied à Abir Moussi et Iich Tounsi. Ce n’est pas un hasard si la vie politique tunisienne a été caractérisée, et l’est encore, par le ressentiment, la haine et la rancune. Haine de la révolution, qu’on a vue dans le projet de la loi d’immunisation initiée par Ennahdha juste après 2011, non évoquée dans le livre de Hammami ; haine des élites par le peuple, mis à l’écart, et par les classes moyennes et supérieures, trop déçues. La télévision y est pour quelque chose, à titre conscient ou inconscient.

La découverte des sondages a institué à son tour une sorte de « sondocratie » ou « pollocracy ». Les sondages parviennent à eux seuls à transformer la légalité démocratique électoraliste par une nouvelle « légalité ». Par-là, « la politique va passer d’une politique des affaires publiques portant sur l’intérêt général à une administration des caprices du public au moyen de la direction de l’image » (p.156). Certes les sondages rentrent dans la sphère démocratique, soucieuse de voir apparaître des enquêtes d’opinion tendant à éclairer les législateurs sur les besoins et les ressentis de l’opinion. La démocratie est en partie une démocratie d’opinion. Parce que si les représentants veulent être soutenus par l’opinion publique, celle-ci voudrait impacter à son tour la représentativité politique. Mais les sondages, regrette l’auteur, sont en Tunisie incontrôlables et non réglementés, malgré quelques tentatives timides.

Les sources théoriques de la  démocratie spectacle 

Sadok Hammami laisse la définition de la « démocratie spectacle » et ses caractéristiques pour la fin du livre, dans un chapitre final dont le titre est à lui seul évocateur : « Comment la démocratie tunisienne est devenue spectaculaire ? » (ch.8, p.251 et ss.). Une sorte de chapitre synthèse, que les logiciens esthètes pourraient dire que sa place aurait été plus appropriée dans un chapitre introductif, puisqu’il s’agit de définir l’objet d’une recherche. C’est oublier que Kant lui-même disait (et que nous citons de mémoire), que les définitions devraient terminer plutôt que de commencer la philosophie. Une fois la démonstration faite et l’analyse achevée, on pourrait à ce moment- là ressortir la définition qui en résulte. La définition est un résultat et non un prélude, même si c’est le contraire qui est suivi dans les recherches.

L’auteur rappelle d’abord les sources dans lesquelles il a puisé le concept de « démocratie spectacle », comme les concepts de « démocratie d’expression », de « démocratie audiovisuelle », de « démocratie émotionnelle », de « démocratie d’opinion », pour insister en fin de parcours sur la « démocratie du public » de Bernard Manin, traitée dans son livre Principes du gouvernement représentatif (de 1995), parce que Manin considère, d’après Hammami, que le sens de « démocratie du public » est plus porteur et plus utile que celui de « démocratie d’opinion » pour comprendre l’évolution et les nouveaux défis de la démocratie, comme la prise en compte de l’influence des médias sur la vie politique. Un point de vie qui n’est pas sans critique, à notre avis, parce que la démocratie d’opinion, fondée sur la publicité des débats et sur un espace public, est surtout favorable à l’expression publique, puisqu’elle a permis elle-même l’intrusion des médias et des sondages dans le débat politique. Si bien que dans la démocratie d’opinion, la vie politique est devenue foncièrement médiatique. L’auteur aurait pu encore ajouter d’autres sources conceptuelles, comme la « démocratie de participation » ou la « démocratie de délibération », surtout qu’il  a évoqué  lui-même, et à plusieurs reprises, la philosophie habermassienne de l’espace public. Et on s’étonne encore que le livre de R.G. Schwartzenberg, L’Etat spectacle, qui a diffusé très tôt (en 1977) l’idée du caractère spectaculaire des vies politiques modernes, n’est ni cité dans la bibliographie ni commenté dans le livre. Ce dernier auteur en a fait même une deuxième version différente.

Définition de la « démocratie spectacle » et caractéristiques tunisiennes

Une fois les sources conceptuelles proches évoquées, l’auteur passe à la définition de la « démocratie spectacle ». Dans les régimes démocratiques, et même non démocratiques, la politique a, d’après lui, une dimension visible et phénoménale, incarnée dans des formes apparentes, visibles par les gouvernés. Le concept de « représentation » est lui-même intimement lié à cette dimension visible (p.258). La représentation relève dans ce sens de la théâtralité politique. L’organisation de la société et l’agencement des pouvoirs supposent une forme de « théâtralité » faisant entrer la démocratie dans une sorte de « théâtrocratie », comme l’a bien vu George Balandier (p.260). Théâtralité rime aussi avec personnalisation du pouvoir, celle des dirigeants des partis. Or, les médias préfèrent collaborer avec les leaders et les personnalités visibles pour développer leur audience plutôt qu’avec les acteurs politiques ordinaires ou subalternes.

Quelles sont alors les caractéristiques de la « démocratie spectacle » de la démocratie tunisienne durant cette décennie ? Hammami en relève dix (p.263 et ss.). Il s’agit du : 1) déclin des partis, de la mise en avant de la personnalisation de la politique et de l’apparition du « parti personnel », créé au service de la personne de son fondateur (Nida Tounès, PDL, Ennahdha, Qalb Tounès, Al-Aridha) ; 2) l’apparition des « personnalités expressives » sachant s’exprimer par le verbe et une langue appropriée ; 3) l’hégémonie de la télévision et la marchandisation des médias ; 4) les médias sociaux et la dissolution des intermédiaires ; 5) l’ère du direct dans le nouveau « temps politique », qui rompt avec la pratique du différé sous l’ancien régime ; 6) l’organisation spectaculaire de la vie politique, illustrée par la transmission des débats parlementaires (télévision et réseaux sociaux) ; 7) l’apparition du public et de l’opinion publique ; 8) l’essor de la « presse expressive », favorisant la subjectivité des opinions, au détriment de la presse d’information ; 9) l’électeur flottant, indécis et clivant, informé par les excès ; 10) enfin la confusion informationnelle des stratégies dissimulées et la tromperie ordonnée pour désorienter l’opinion publique à travers les médias, et influencer les électeurs et les citoyens.

Il reste encore à savoir si la rupture du 25 juillet, la restauration de l’autoritarisme saiedien et la confiscation des pouvoirs par un homme, a maintenu, atténué ou annulé cette « démocratie spectacle » ou cette démocratie qui se donnait en spectacle, et si elle augure d’une autre forme hybride de visibilité politique : celle qu’on pourrait appeler d’« d’un homme spectacle », qui a pris goût au spectacle et qui se donne aussi, à sa manière, en spectacle.

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