Le verre à moitié plein
En ce moment, c’est simple : quand quelqu’un me sourit dans le métro, je me dis c’est sûr il va voter Nouveau Front populaire. Quand on me dévisage, ou qu’on a le regard fuyant, je suis persuadé que ça va donner sa voix au RN.
J’arrive aussi à distinguer au faciès, au look vestimentaire, à la couleur des cheveux, jusqu’aux boucles d’oreilles le choix de vote de chacun. Depuis la dissolution, j’ai un regard hyper-caricatural sur les gens.
Dans le métro, encore plus que d’habitude, je suis très gentil, je m’efface pour laisser passer les gens, – surtout si ce sont des blancs -, il m’arrive de porter leurs sacs ou leurs caddies, – et pas qu’à des personnes âgées, je laisse aussi mon siège, – et pas qu’à des personnes âgées -, on dirait parfois que je suis mandaté par la RATP !
Secrètement, je me dis que les usagers des transports en commun que j’ai croisés se rappelleront de ma gentillesse au moment de voter.
J’espère aussi que l’équipe de France de football ira loin à l’Euro. Deux points de moins pour le RN si les Bleus de toutes les couleurs gagnent ?
Quand je mets les infos à la télé, je prie pour qu’il n’y ait pas d’attentats ou de faits divers incriminant des basanés, enfin, aujourd’hui on dit des musulmans. Oui, je vais mal. Je fais pitié, je sais.
J’ai la parano aiguë des Grands Jours. Mais ça, ça date pas d’hier. Mes parents m’ont transmis, sans le savoir, la peur. Leur peur. La frousse d’être viré de ce pays. Alors, je me suis comporté toute ma vie comme un invité.
J’ai toujours entendu de leur bouche qu’il fallait que je me fasse tout petit, pour pas dire invisible. « Tais-toi, claque pas la porte, fais-toi pas remarquer, t’es pas chez toi ici, etc. » Peut-être avaient-ils compris que ça allait être difficile pour moi ? Où avaient-ils été traumatisés par la guerre d’Algérie, – qu’ils ont vécu, papa est né en 1928, maman en 1936 – ?
Dans tous les cas, ce sont eux les premiers à m’avoir fait comprendre que je n’étais pas chez moi en France. Ce ne sont pas les racistes. Un comble ! Mais les fachos ont pris le relais très vite. A huit ans, quand un ancien de l’Algérie braque sa carabine sur moi, et me traite de Sale Bicot, je comprends que ma gueule de basané, c’est pas cadeau.
J’avoue donc, depuis quelques jours, comme beaucoup de Français, je me réveille avec une envie de vomir. Alors, l’autre matin, alors que je prenais le café italien chez ma mère à la cité Maurice Thorez à l’Ile-Saint-Denis, c’est sorti tout seul.
J’ai dit à maman : « Pourquoi, vous qui avez subi la colonisation et la guerre d’Algérie, vous êtes pas allés vivre ailleurs ? Pourquoi diable êtes-vous venus quémander un job chez votre bourreau ? » J’avais mal, j’étais en colère contre elle et mon père, même s’il n’est plus de ce monde.
Elle m’a dit « Ferme-là ! » Ma mère, quand elle est en colère, vaut mieux pas répondre. « Grâce à nous, regarde la vie que toi et tes sœurs et frère, vous avez eue. On s’est sacrifié pour que vous alliez à l’école et que vous manquez de rien. De quoi tu te plains ? Nous, en Kabylie, on n’avait ni l’eau courante ni l’électricité. La France est un pays merveilleux ! »
J’ai eu honte de moi. Honte d’avoir reproché à mes parents d’être venus ici.
Elle avait raison : ils avaient été courageux de se pointer ici sans rien et d’avoir su élever neuf Français avec le SMIC de mon père et surtout d’avoir mis de côté leur fierté pour pouvoir offrir une vie meilleure à leurs enfants. Et mes parents avaient gagné ! Grâce à leurs sacrifices, mes sept sœurs et mon frère ont aujourd’hui une belle vie.
Après, comme je sentais que je perdais les pédales, je suis allé courir et j’ai croisé Frédéric, un ami d’enfance, et on a discuté, on était mort de rire à se foutre de la gueule d’anciens de la cité. Après, je suis allé nager à la piscine et y avait les autres membres du club, Nicolas, Damien, Laurent, Camille, Fernanda, Sylvain, etc., des Parisiens avec qui je m’entends de mieux en mieux, malgré la différence de parcours.
Le soir, je suis allé au cinéma avec Agnès qui me manque beaucoup depuis qu’elle est partie vivre à Bruxelles. Je me suis couché en pensant à cette journée qui venait de se consumer. Des journées comme celles-ci, j’en avais vécu des milliers. Et j’ai compris que j’étais tout de même heureux ici, en France. Malgré …
Aux cadors du RN, du FN, à Ciotti et compagnie, écoutez-moi bien, ici c’est chez moi et j’ai bien l’intention de continuer à vivre dans ce pays. Et je ne cesserai pas de l’ouvrir.
En 2002, j’étais revenu au bercail après un long séjour de huit ans à Sydney parce que j’avais compris que le combat se menait ici, en France, pas en étant planqué à l’autre bout de la terre, à profiter de la plage et du ciel bleu, alors maintenant que vous êtes aux portes du pouvoir, c’est pas le moment de se défiler !
En Australie, on dit souvent qu’il faut regarder le verre à moitié plein. C’est vrai. Plus de la moitié des Français emmerdent toujours le RN et comme moi, ils ne pactiseront jamais avec les fachos.
Et puis, je tiens à faire la différence entre les boss du RN, les idéologues, – avec eux il n’y a rien à faire, rien à attendre, juste les combattre -, et les autres, celles et ceux qu’il m’arrivait de rencontrer au gré de mes voyages à travers la France, toutes celles et tous ceux qui votent RN par dépit, par colère, par frustration, par peur. Et par ignorance.
C’est avec eux qu’il faut aujourd’hui, plus que jamais, nouer des liens. Et leur rappeler que nos destins sont liés. Avec eux, rien n’est perdu. Tout est à faire. Ont-ils, a-t-on vraiment le choix ?