Le racisme, pensées et actes
Présent dans les mœurs des sociétés, le racisme a été nourri aussi par des pensées justificatrices, et même par les Lumières, et réalisé en actes par des dictatures et des démocraties. Ses victimes réclament aujourd’hui plus de « justice raciale ».
« L’heure de la justice raciale » est venue aux Etats-Unis, a lancé mardi 9 juin le candidat démocrate à la présidentielle Joe Biden dans une vidéo diffusée pendant la cérémonie d’obsèques de George Floyd à Houston. « Nous ne pouvons plus nous détourner du racisme qui blesse notre âme », a-t-il ajouté, en rendant hommage à cet Afro-Américain de 46 ans, dont la mort il y a quinze jours sous le genou d’un policier blanc a suscité une vague de manifestations et d’indignations, tant aux Etats-Unis que dans le monde, allant jusqu’à la démolition de statues ornant les édifices des villes occidentales, représentant des figures historiques ayant contribué au racisme.
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Le racisme au silence
A coup sûr, « l’assassinat » par étouffement de George Floyd, filmé et partagé par les réseaux sociaux, commis par un agent de police blanc, qui a duré huit minutes (l’acte de donner la mort devient quasi préméditée dans une durée de huit minutes, le policier a eu le temps de réfléchir et pouvait cesser l’étouffement), réveille encore une fois les vieux démons du racisme au sein de la police, dans les institutions et dans les mœurs, tant aux Etats-Unis que dans d’autres pays multiculturels. L’indignation universelle suscitée par cette mort est perçue comme un reniement historique. Si l’histoire est raciste, injuste, inéquitable, il faudrait alors la dénigrer ou la déchirer. Que m’importe que tel philosophe, tel marchand ou tel monarque soit une grande figure intellectuelle, historique, politique ou financière, son passé raciste autorise, se disent les manifestants aujourd’hui, le déboulonnement de sa statue qui ne symbolise plus autre chose que le néant, le déni.
La question raciale, réfractaire à une justice universelle formelle, sans universalité, soulève, aurait dit Pierre Bourdieu, une « imposture légitime », ou une « fiction réelle », selon James Clifford. On réduit le racisme au silence sous prétexte qu’il est condamné par la loi. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Il existe malheureusement partout, chez tous les peuples, et se manifeste à tous les moments historiques. Il existe à l’évidence davantage chez les populations multiculturelles, multiethniques ou multiraciales que chez les populations plus homogènes. Même chez les populations homogènes, comme dans certains pays arabes, le racisme reste manifeste. La Tunisie a connu ces dernières années des crimes et agressions racistes vis-à-vis d’étudiants d’Afrique noire. Les religions et les cultures peuvent accentuer les différences identitaires par des dénis racistes. Surtout lorsqu’on s’autorise à hiérarchiser les religions. Chaque religion prétend détenir des titres sacrés justifiant son statut prééminent par rapport aux autres.
Locke, le fondateur du libéralisme était l’architecte d’un esclavage raciste
Il n’y a pas que les policiers qu’on peut accuser de racistes, les écrivains et les philosophes peuvent l’être aussi. Mieux encore, ils sont les mieux placés pour théoriser les classifications et les hiérarchies des races. Ainsi, les Lumières elles-mêmes du XVIIIe siècle sont accusées de produire une pensée raciste. C’est la face cachée des Lumières dont on parle peu. Le mouvement connait fondamentalement un paradoxe : ses idées de liberté humaine, d’égalité, de droits individuels s’enracinent dans des nations tenant d’autres êtres humains en esclavage. La domination coloniale, l’expropriation des populations autochtones, voire les exterminations, marchent en parallèle avec la diffusion des idéaux de liberté, d’égalité. Or, le racisme, tel que nous le concevons aujourd’hui, est un ordre socio-politique fondé sur une hiérarchisation perpétuelle de groupes humains, qui tente (difficilement) de concilier le rayonnement de la liberté avec le maintien de l’esclavage. Il s’agit à partir d’une position biologique de transformer les différences physiques en relations de domination économique, politique et sociale. Sur ce plan, certains philosophes notables des « Lumières » se sont conduits comme des entités « obscures », en supposant des différences d’ordre biologique entre les groupes humains, en contradiction avec les hautes valeurs qu’ils professaient. On peut certes dire que les Lumières étaient influencées par les préjugés de l’époque. C’est oublier que les instigateurs du mouvement sont des esprits universels, généralement en avance sur leur époque.
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Les vieilles versions des livres de Voltaire expurgées par les éditeurs pour les rendre plus acceptables.
Ainsi, Locke, le fondateur du libéralisme et pourtant l’auteur d’une Lettre sur la tolérance (1689), était l’architecte d’un esclavage raciste (ce livre a été écrit justement après les reproches qui lui ont été faits à ce sujet). Appelé à rédiger une Constitution pour la Caroline aux Etats-Unis (promulguée en 1670), il énonce dans un des articles qu’il « sera permis aux esclaves, de même qu’aux autres, de se ranger à la religion qui leur paraîtra la meilleure. Mais ceci n’exemptera point l’esclave de l’obéissance civile qu’il doit à son maître ». Puis, il modifiera une clause, pour donner aux propriétaires un « pouvoir et une autorité absolus » (et non plus seulement « une autorité absolue » sur leurs esclaves. Dans son Traité du gouvernement civil (le second), il justifie l’esclavage à la suite d’une guerre. La défense de la propriété, un de ses principes de base, justifie sans doute son extension sur les esclaves, considérés comme des biens de jouissance.
Kant : « L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas ».
De même pour Voltaire. Apôtre de la tolérance, cette Lumière s’est avérée aussi misogyne, homophobe, antijuif, islamophobe que raciste. Cette icône de la littérature française ne défendait pas, loin s’en faut, l’unité du genre humain. Il écrivait dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) à propos des races humaines : « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les Chinois, les Américains ne soient des races entièrement différentes » (t.1, p.6-8). Il ajoute : « La plupart des Nègres, tous les Cafres, sont plongés dans la même stupidité, et y croupiront longtemps » (t.1, p.11). D’ailleurs, il n’est pas facile de trouver dans les bibliothèques, les vieilles versions des livres de Voltaire (même électroniques), qui ont été expurgées par les éditeurs pour les rendre plus acceptables.
A son tour Emmanuel Kant esquissera dans Des différentes races humaines (1775) une hiérarchie raciale plus formalisée encore dans son œuvre anthropologique. « Dans les pays chauds, écrit-il, les hommes mûrissent plus vite à tous égards, mais ils n’atteignent pas la perfection des zones tempérées. L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas ». Il ajoute que les Blancs « possèdent toutes les impulsions de la nature dans les affects et les passions, tous les talents, toutes les dispositions à la culture et à la civilisation et peuvent aussi promptement obéir que gouverner. Ils sont les seuls avançant toujours vers la perfection ». (Emmanuel Chukwudi Eze, The Color of Reason : The Idea of ‘Race’ in Kant’s Anthropology, Blackwell, 1997).
La race est tout
On pourra même remonter à Platon, notamment celui de La République et des Lois, qui apparaît comme le penseur de la distinction des races et de la hiérarchie sociale. Platon qui a parlé de la métaphore des « trois races » dans La République – la race de bronze, la race d’argent et la race d’or – et des « philosophes-rois », issus d’une caste établie selon des déterminants biologiques, a d’ailleurs été exploitée à bon escient par les Nazis. Outre que Platon apparaît comme le défenseur du régime oligarchique de Sparte contre la démocratie athénienne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Karl Popper a fait contre lui un véritable réquisitoire dans La société ouverte et ses ennemis. Il s’attaquait au fond au Platon nazifié des années 30.
La pensée des Lumières ne pouvait pas, à une époque sonnant le glas de la colonisation et des conquêtes territoriales, ne pas laisser des traces profondes, et d’alimenter d’autres pensées racistes, directement ou indirectement, comme Victor Courtet et Gobineau en France, Robert Knox en Grande-Bretagne, et beaucoup d’autres. On passe au primat de la race dans le devenir individuel comme dans l’évolution sociale, du type « race is everything ». Du coup l’histoire universelle est entachée de visions racialistes. La race est tout : la littérature, la science, l’art, la philosophie. La civilisation même en dépend. Une manière de dire que les races inférieures deviennent de lourdes entraves au développement social, produit par les races supérieures. Le nazisme a constitué le sommet de la vision raciale et raciste. Le nazisme comme idéologie des races aryennes supérieures germaniques et teutonnes a permis à Hitler de créer un parti pour mettre en œuvre cette idéologie de sélection des races, et de passer aux actes. La Seconde Guerre mondiale en est la cause, et la division du monde en deux glacis en est la conséquence, sans oublier la création de l’Etat d’Israël.
Racisme décomplexé
Le racisme reste aujourd’hui au XXIe siècle une force politique et idéologique dans plusieurs sociétés occidentales, dans lesquelles plusieurs partis se reconnaissent de lui sans vergogne. Le discours racialiste accompagne, ou plutôt exploite les dynamiques sociales des sociétés multiraciales, comme les Etats-Unis, l’Angleterre ou la France. Il s’étend encore à des pays plus ou moins homogènes en Europe, comme l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, la Belgique, la Hollande. Les immigrés maghrébins et noirs sont ses premières cibles en Europe, les noirs et hispaniques aux Etats-Unis. Le racisme se décomplexe dans les écrits des écrivains et dans les médias. Il est moins subtil et hypocrite et plus brutal. On le voit avec Eric Zemmour, très prisé par les médias en quête d’audimat.
Il est temps de retrouver des Lumières plus profondes, proposant des voies et axiomes plus justes, plus humanistes, plus réellement universalistes. On attend de nouvelles réflexions sur les discriminations raciales, les mutations des idéologies racistes. Ces réflexions doivent mener à la redéfinition de la citoyenneté, très problématique aujourd’hui dans un pays comme les Etats-Unis, qui a un lourd passé esclavagiste et des mœurs obsédantes en la matière. La philosophe Magali Bessone propose d’ailleurs dans son livre Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques (Paris, Vrin, 2013) de fonder un « néo-républicanisme critique » en lieu et place du multiculturalisme et du libéralisme républicain pour que la question raciale soit traitée avec plus de sérénité et de justice.
Toutes les nations ont besoin d’approfondir la « justice raciale », terme ambigu, il est vrai, souvent utilisé aux Etats-Unis et ailleurs, même si d’ordinaire la justice s’adresse aux individus, pas aux groupes humains particuliers. Mais le problème de la race, souvent passé sous silence, suscite un débat aussi complexe, urgent et périlleux, qui montre que les races sont réelles et produisent des inégalités et des discriminations concrètes structurant des rapports socio-économiques de classe. La justice raciale pose des problèmes de justice sociale. On le voit dans les statistiques des pays multiculturels, qui parlent d’elles-mêmes, en matière d’éducation, de santé, de promotion professionnelle, de délinquance, de prisonniers.