« Le pouvoir ne gouverne plus par le consentement », Ludivine Bantigny
Dans cette interview, l’historienne Ludivine Bantigny, coauteure, avec le sociologue Ugo Palheta de « Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme », aux éditions Textuel, mettait en garde contre le tournant autoritaire pris par le quinquennat Macron. Alors qu’il vient d’être réélu pour un second mandat, petite piqûre de rappel nécessaire pour éviter de retomber dans le piège.
Par Yves Deloison
Pourquoi évoquer une menace fasciste ?
Le fascisme vise à placer la « pureté raciale » au-dessus de tout. Il repose sur un chef charismatique et sur l’élimination de tous les opposants. Nous ne sommes pas dans ce genre de régime, néanmoins, des signes de fascisation existent, comme la montée des violences à l’égard de la population ou un racisme de plus en plus structurel. Il y a aujourd’hui, une extrême droitisation généralisée à travers la fabrication médiatique de figures comme Eric Zemmour, plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale ou religieuse.
Ce personnage est omniprésent dans les médias, alors qu’il tente de réhabiliter Pétain, qui aurait protégé les Juifs français, et a recours à l’histoire comme tout leader autoritaire, ou évoque une forme de d’épuration ethnique avec la « remigration ». C’est très inquiétant.
Et on ne s’étonne même plus des scores de l’extrême droite dans les sondages. Le pays est pris dans un étau entre ce type de figures et un gouvernement de plus en plus autoritaire.
Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, n’hésite pas à qualifier Marine Le Pen de « trop molle » sur l’Islam ou les migrations. On en viendrait presque à envisager celle-ci comme modérée ! Par ailleurs, des juristes comme François Sureau, proches, à l’origine, d’Emmanuel Macron, considèrent que la loi de sécurité globale menace les libertés publiques.
A propos du pouvoir actuel, vous parlez d’“autoritarisme du capital”…
Dès l’origine, nos institutions ont posé problème car elles encouragent la figure de l’homme providentiel. Louis Napoléon Bonaparte, premier président de la République élu, en 1848, a d’ailleurs eu recours à un coup d’Etat avant de devenir Napoléon III.
Aujourd’hui, le pouvoir ne gouverne plus par le consentement. Au nom de l’état d’urgence généralisé dû au terrorisme ou à la crise sanitaire, il se tourne de plus en plus vers des formes de répression comme on l’a vu avec les gilets jaunes contre lesquels environ 1 000 peines de prison ont été prononcées. On a affaire à un bonapartisme néolibéral qui s’appuie sur la tradition historique française de l’homme fort qui détient l’essentiel des pouvoirs.
Le Parlement est considéré comme une chambre d’enregistrement. On évolue officiellement dans une démocratie représentative. En réalité, elle est très abîmée. Les grands médias sont concentrés entre les mains d’une poignée de gros industriels qui font la pluie et le beau temps en termes de promotion idéologique. Tout devient marchandise, objet de profit et de spéculation. Cette pulsion productiviste a d’ailleurs engendré la crise environnementale.
Quant à la politique menée au bulldozer par le gouvernement, elle se résume à une série de contre-réformes sur le Code du travail, l’assurance-chômage, les retraites… qui précarisent l’emploi et génèrent des violences sociales.
Qu’est-ce qui légitime l’idéologie fasciste évoquée dans le livre ?
A force de reculs sociaux, on engendre du repli sur l’identité nationale. Ce mécanisme est identique dans toutes les situations de crises majeures et lorsque les inégalités se creusent. Une partie de la population se tourne vers un chef qui, en pointant des boucs émissaires, promet d’homogénéiser la nation sur des critères religieux ou raciaux. On sait où cela conduit. Et en tendant micros et caméras à des personnages qui créent du clivage, les médias façonnent cette idéologie pour faire le buzz.
L’Islam est devenu le sujet majeur des débats. Valeurs actuelles, titre condamné pour injure raciste et incitation à la haine, est qualifié par Macron de très bon journal à qui il accorde une interview exclusive, concourant ainsi à la banalisation des propos. Cette droitisation est aussi de la responsabilité des gauches de ne pas s’unir pour proposer un projet tangible et émancipateur, alternative à cette « démocratie capitaliste ».
Est-ce qu’un tel projet peut être audible dans le contexte actuel ?
On n’a pas le choix ! La situation est très dangereuse. Alors que les chiffres montrent qu’il y a beaucoup moins d’homicides, et qu’en trente ans, le nombre de vols avec violence a été divisé par deux, on fait de la surenchère sécuritaire.
Pendant le débat Mélenchon-Zemmour, sur BFM TV, la question « La France est-elle en danger ? » est devenue affirmation dans la bouche des animateurs, qui affirment que la sécurité est un thème essentiel pour les Français. Ce discours performatif fabrique la réalité. L’insécurité sociale, économique ou fiscale inquiète bien plus la population, tout comme les injustices ou l’état de notre démocratie ; des sujets portés par le mouvement des gilets jaunes.
Au moment où l’évasion fiscale de milliards de dollars à l’échelle mondiale fait la une, en France, on sanctionne encore davantage les chômeurs avec la contre-réforme de l’assurance-chômage, et on retire des allocations logement à d’autres. Face aux thèmes d’extrême droite, ce creusement des inégalités doit être l’objet majeur du débat public.
Qu’est ce qui pourrait endiguer le mouvement ?
La population doit décider du bien commun ! Le capitalisme n’est pas compatible avec une démocratie réelle, de justice et d’égalité, puisque la minorité qui détient les moyens de production a la capacité, au nom de l’emploi, de contraindre les salariés à la précarité. Un gros industriel comme Bolloré s’est constitué un empire hégémonique avec des médias comme Europe 1 ou CNews dont la ligne politique se radicalise. La démocratie n’est pas seulement institutionnelle. Elle passe d’abord par des contre-pouvoirs comme le sont les médias indépendants capables de mener des contre-enquêtes.
La stratégie de Vincent Bolloré est-elle opportuniste ou idéologique ?
Un peu des deux. On peut s’enrichir en spéculant sur des contenus d’extrême droite, car cela produit de l’audience. Comme le formulait Bertolt Brecht, « le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par temps de crise ». Dans l’Italie des années 1920, les détenteurs de capitaux ont eu recours au fascisme pour réprimer les salariés. Vincent Bolloré peut aussi s’appuyer sur l’autoritarisme politique, d’autant qu’idéologiquement, il semble proche d’une figure comme Marion Maréchal.
Le néofascisme arrivera-t-il au pouvoir ?
Je ne veux pas l’envisager comme une fatalité. Mais face à l’accélération du danger, nous tirons la sonnette d’alarme.
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