Le plaidoyer du président Saïed en faveur de la peine de mort
« Toute personne dont l’implication dans un meurtre a été prouvée, doit être punie et condamnée à mort ». Par ces paroles prononcées en marge d’un Conseil de sécurité qu’il présidait lundi 28 septembre à Carthage, le chef de l’Etat a fait régresser de 30 années la politique pénale de la Tunisie s’agissant de la peine capitale.
Rappelons d’abord les faits à propos desquels le président de la République commet par ailleurs ce que l’on appelle en droit un « sub judice », une interférence ou ingérence dans une affaire en cours devant la justice.
Selon des informations de source policière, le tueur présumé de Rahma Lahmar, une jeune femme de 29 ans, dont la disparition avait été signalée depuis 72 heures, et dont le corps a été retrouvé vendredi 25 septembre jeté dans un fossé dans la banlieue nord de Tunis, a été arrêté grâce à des caméras de surveillances. Celles-ci auraient permis de déterminer que le récidiviste a suivi la victime sur le chemin de son retour du travail dans le métro. Le jeune homme de 30 ans a selon la police reconnu avoir intercepté Rahma en la menaçant avec une arme blanche avec l’intention de la braquer, puis l’a poussée dans le fossé avant de l’étrangler jusqu’à la mort. Des récits alternatifs évoquent le viol et l’égorgement de la victime.
Depuis, sur fond d’accroissement (sans chiffres officiels) ces derniers mois de faits divers de racket et de vol à main armée dans le pays, réseaux sociaux et opinion publique tunisienne bouillonnent et demandent l’application de la peine de mort, jusque l’organisation par un collectif de femmes d’une marche aux abords du Palais de Carthage pour réclamer la tête du tueur.
La doctrine Kais Saïed : un légalisme teinté de religion
Depuis son accession au pouvoir, le président Kais Saïed, bien qu’ayant avoué en campagne électorale son retard technologique, s’est montré systématiquement très réactif au « gossip » des réseaux sociaux, ce qui lui a valu le surnom de « président facebookien » par ses détracteurs, faisant ça et là œuvre de charité en réaction à des appels à l’aide filmés. Son mandat s’inscrit plus que jamais aujourd’hui dans l’émotionnel et la sacralité de l’émoi populaire.
Il réagissait lundi à l’affaire du moment, en marge du Conseil de sécurité. Dans son allocution, il a dénoncé une « montée inquiétante du taux de criminalité » en Tunisie, appelant à « faire face à ce fléau et à appliquer rigoureusement la loi ». Saïed entame alors sa rhétorique par une phrase absconse et confuse, un sophisme dont la plupart des commentateurs n’ont pas pu saisir le sens : « Parfois certains se font justice eux-mêmes lorsqu’une personne représente un danger pour l’ordre public. Sans parler des peuples entiers décimés en présence de l’abolition de la peine de mort »…
« Toute personne dont l’implication dans un crime de meurtre a été prouvée, doit être punie et condamnée à mort » a-t-il requis, ajoutant que « le texte existe, et il est clair à ce propos ». Il renchérit alors : « On pourrait débattre longtemps de cette question, il faut bien sûr garantir un procès équitable au prévenu, mais si sa culpabilité est établie je ne pense pas que la solution soit d’éviter l’exécution de la peine de mort, comme y invitent certains. Chaque société a ses spécificités et ses choix, nous avons les nôtres ».
Par cette formule qui raille au passage les défenseurs des droits de l’homme, Kais Saïed fait donc sans détour son coming-out d’anti universaliste convaincu, et précise clairement les contours de sa pensée. Légaliste rigide, le juriste constitutionnaliste qu’il est fait une fois de plus, paradoxalement, prévaloir la « loi divine » sur son raisonnement juridique.
Ce pied de nez autoritaire intervient 24 heures après que la Ligue tunisienne des droits de l’homme (prix Nobel de la paix en 2015) ait affirmé dans communiqué titré « La peine capitale ne diminue et ne met pas un terme aux crimes » qu’elle est engagée à militer contre la violence en général et contre la violence à l’égard des femmes, en particulier, mais qu’elle suit avec une grande préoccupation la vague de violence et de réactions en cours qui divisent la société tunisienne.
Quel cadre juridique ?
Il aura donc fallu attendre 10 ans après la « révolution de la dignité » pour qu’un président en exercice plaide en faveur de la peine de mort, une position que même l’ancien dictateur Ben Ali n’avait pas adoptée, avec la suspension de l’application de la peine capitale, comme en Algérie et au Maroc, depuis le début des années 90. Précisément 1991 dans le cas de la Tunisie.
Alors que prévaut chez l’opinion publique une ligne conservatrice toujours favorable à la peine de mort, l’Organisation contre la torture en Tunisie (OCTT) déplorait en juin dernier « la fragilité du moratoire de facto, pratiqué dans le pays depuis bientôt 30 ans ». Atteinte la plus grave au droit à la vie, premier de tous les droits humains, la peine de mort est en effet depuis fin 1991 sous le coup d’un moratoire sur les exécutions que le gouvernement tunisien n’a cependant toujours pas consacré dans la loi.
Sur le plan du droit, la Constitution tunisienne de 2014 laisse ouverte la rétention de la peine capitale, en autorisant à déroger au droit à la vie, dont elle garantit pourtant la sacralité, dans les cas dits « extrêmes ». Ainsi, le moratoire en Tunisie n’empêche-t-il pas les tribunaux de continuer à prononcer des condamnations à mort, à une fréquence qui ne cesse de croitre : 47 condamnations en 2019, pour 95 à 110 personnes détenues dans les couloirs de la mort (dont 3 femmes).
Sur le plan politique, le contexte demeure lui aussi tendu. En juillet 2015, le Parlement a adopté, à une large majorité, une réforme de la législation anti-terroriste créant de nouveau crimes passibles de la peine capitale. Ce sont désormais 54 dispositions législatives qui énoncent l’application de la peine de mort, bien que certaines dérogent à la définition des crimes « les plus graves » tels qu’ils sont définis par le droit international. La fréquence élevée des condamnations et les manquements observés au droit à la vie en Tunisie qui s’ensuivent, ont récemment abouti à une double condamnation à mort pour un seul accusé.
Lundi, dans un autre registre, le chef de l’Etat a abordé durant la même réunion la question de la corruption, épinglant la lenteur des procédures judiciaires. « Il est possible que je n’aie pas vérifié certains points avec précision, mais les procédures judiciaires sont très longues. La société n’attendra pas le verdict de la justice pour ceux qui ont été, déjà, condamnées par l’Histoire », affirme Kais Saïed, faisant allusion à la polémique qu’il avait lui-même créée en refusant les nominations des conseillers proposés par Hichem Mechichi, sur la base de soupçons de corruption.
Par cet aveu, ironie du sort, le président reconnaît donc lui-même s’être rendu coupable d’approximation, et d’erreur humaine, à propos d’un dossier pénal. Mais en s’obstinant à flatter les instincts les plus primitifs de son peuple, en appelant à ce que l’Etat use des moyens miséreux de la violence, de la guillotine et de la loi du talion, Saïed a achevé de définir l’essence de sa pensée, si tant est qu’elle existe : un populisme authentique et décomplexé.
L’homme qui se revendique souvent du compagnon du Prophète, Omar ibn al-Khattâb, réputé pour sa politique d’équité, rêve de la Cité idéale. Il est applaudi par les milliers de likes sur Facebook. S’il peut paraître comme une lapalissade, son leitmotiv simpliste de « l’application de la loi » peut conduire à l’établissement d’un ordre moral fantasmé. Sur le plan géopolitique, cela conduit, lorsque l’on n’a pas les moyens de sa politique, à la fermeture sur soi, aux records d’exécutions sur la place publique, et in fine à un bon petit projet de dictature vertueuse.