La très discrète visite à Tunis d’Emmanuel Moulin, chef du Trésor français

 La très discrète visite à Tunis d’Emmanuel Moulin, chef du Trésor français

Homme des crises, Emmanuel Moulin avait géré la crise des subprimes en 2008 à Bercy, celle de la dette de l’euro en 2010 à l’Élysée, et celle de la Covid-19, de retour à Bercy

C’est quasiment en totale catimini que le directeur général du Trésor français, Emmanuel Moulin, effectue une visite à Tunis, depuis mardi, révèle Africa Intelligence. La seconde casquette de ce haut commis de l’Etat français, celle de président du Club de Paris, n’est pas pour rassurer sur la santé réelle des finances tunisiennes. Décryptage.

L’homme a été repéré alors qu’il se rendait à ses différents rendez-vous avec notamment le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marouane Abassi, et la ministre des Finances, Sihem Boughdir Nemsia, sans qu’aucune source gouvernementale n’ébruite ces rencontres qui contrastent forcément avec le très souverainiste discours du Palais de Carthage.

 

Atermoiements et dissimulation

A l’ordre du jour a-t-on appris, le délicat sujet des réformes que doit engager impérativement la Tunisie en vue d’obtenir de nouvelles lignes de crédit du Fonds monétaire international. Ce discret déplacement, qui fut précédé par un entretien téléphonique entre Emmanuel Macron et Kais Saïed le 22 janvier, avait d’ailleurs été prévu à l’origine en décembre, selon Africa Intelligence, avant d’être reporté à la demande de la Tunisie.

Ainsi Paris propose son assistance technique pour mener à bien « la thérapie de choc » réclamée par le FMI. Le Fonds avait en effet a publiquement exigé, dès la mi-janvier, des « réformes très profondes » en échange de son aide. Mais au moment où le président Saïed tente de préserver sa popularité auprès des Tunisiens, et est occupé à promouvoir sa consultation nationale référendaire et à annoncer des chantiers pharaoniques comme le TGV tunisien, la pilule risque de passer mal.

Depuis la relance officielle des négociations avec le FMI en novembre 2021, les discussions sont au point mort, Tunis tardant à présenter un document détaillé de mesures d’austérité. Au sein même de l’exécutif tunisien, plus personne ne croit vraiment à la possibilité de parvenir avant fin mars à un accord avec le FMI. Quant aux autres bailleurs de fonds éventuels, notamment les Emirats et l’Arabie saoudite, ils auraient d’ores et déjà indiqué qu’ils ne se mettraient pas en porte-à-faux par rapport aux requêtes du FMI.

 

Des contorsions budgétaires

En l’absence d’artifices comptables qui ralentissent les dépenses et accélèrent les rentrées d’argent, le gouvernement tunisien a recours à ce que l’on appelle des expédients pour payer les salaires de ses fonctionnaires en janvier 2022. Une partie des 300 millions de dollars accordés en décembre dernier par l’Algérie y ont aussi été alloués à cet effet, alors que cette somme devait principalement servir de garantie pour souscrire à d’autres emprunts.

D’après une information révélée par le syndicaliste UGTT Ghassen Ksibi, l’Etat n’a dû son salut en janvier qu’à la Poste tunisienne : l’institution aurait été sommée de prêter les 700 millions de dinars (213 millions d’euros) manquants à l’Etat, de sorte de payer les salaires des fonctionnaires. Malgré cela, nombre d’entre eux ont été rémunérés avec une dizaine de jours de retard, alors que l’inflation pèse déjà lourd sur les ménages.

Des centaines de milliers de de petits épargnants tunisiens ayant un compte bancaire à la Poste tunisienne, cette info a précipité de longues lignes d’attente en début de semaine devant la Poste où des citoyens paniqués ont retiré leurs dépôts d’argent.

 

Le spectre du Club de Paris

Emmanuel Moulin pourrait donc bientôt devoir enfiler sa seconde casquette croit savoir Africa Intelligence : celle de président du Club de Paris, poste traditionnellement réservé à la France. Instance informelle réunissant 22 pays créditeurs, le Club de Paris permet pour rappel de négocier, dans un cadre commun, l’allégement de la dette des Etats emprunteurs. Créé en 1956, ce forum a connu un essor rapide de son activité à partir de la « crise de la dette » de 1982 après la première restructuration de la dette de l’Argentine.

Fin 2020, le total des créances bilatérales contractées par la Tunisie auprès de ces Etats s’établissait, hors intérêts, à 3,7 milliards d’euros, une somme allègrement dépassée aujourd’hui.

Pour éviter une nouvelle dégradation par les agences de notation, sommées en 2021 par le président Saïed de « se mêler de leurs affaires », les autorités tunisiennes martèlent depuis plusieurs mois qu’elles n’auraient pas l’intention de faire appel au Club de Paris, soulignant la capacité du pays à honorer ses dettes et à négocier de nouvelles lignes de financement, tant auprès du FMI que des pays du Golfe ou d’autres alliés.

Mais en coulisses, ce tabou est en passe de tomber au moment où à Tunis les discussions portent déjà sur un rééchelonnement de la dette, un nouveau calendrier qui n’entraînerait pas d’annulation de créances et enverrait un signal moins négatif aux marchés. Or, cette mesure n’est pas une simple formalité, car les membres du Club de Paris exigent en contrepartie des réformes similaires à celles requises par le FMI.

Parmi celles-ci, la diminution du poids de la fonction publique, l’un des plus élevés au monde par nombre d’habitants, ainsi que le traitement en urgence du gouffre de la dette des entreprises publiques. STEG (électricité et gaz), Tunisair, STB (banque étatique), télévision nationale, pharmacie centrale, etc. pâtissent toutes de déficits records.

Au moment où s’approche à grands pas l’échéance des salaires du mois de février, les soutiens de Kais Saïed se réfugient dans des théories du complot, selon lesquelles l’Etat profond, sous-entendu infiltré, aurait saboté le versement des salaires.

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