La méritocratie, la fin d’un mythe ?
Alors que le nouveau ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye vient de dévoiler sa feuille de route aux enseignants avec plus ou moins de succès, retour sur une notion qui semble bien galvaudée aujourd’hui, celle de méritocratie. Est-elle toujours d’actualité à l’école ou la société favorise-t-elle les ‘fils de’ ? Début de réponse.
Par Fatma Torkhani
“Bougez vos fesses et travaillez !”, déclarait, le 9 mars dernier, Kim Kardashian dans une interview accordée au magazine Variety. Une phrase que beaucoup d’internautes se sont empressés de commenter, en rappelant à cette dernière son milieu social élevé et ses privilèges. Doit-on voir dans le déferlement de tweets et de posts à l’encontre de la star de téléréalité et femme d’affaires américaine, adepte du “quand on veut, on peut”, un soulèvement populaire contre la méritocratie ?
La question peut sembler absurde à première vue, mais il semble que ce discours commence peu à peu à battre de l’aile. En effet, d’après une étude Ipsos pour le Boston Consulting Group (BCG), publiée le 3 décembre dernier, 65 % des Français croient en l’importance du déterminisme social dans le parcours de chaque individu.
Ferial, 27ans, a fait partie de ceux qui ont cru en la méritocratie. “J’ai toujours pensé que j’allais m’en sortir grâce à mes études, grâce à l’école. C’est ce que mes profs et mes parents m’ont toujours dit”, raconte la jeune diplômée en relations internationales et européennes qui, malgré ses stages prestigieux, notamment au Parlement européen, peine à trouver un emploi. Lors de son parcours scolaire, Ferial comprend que ses bonnes notes ne sont pas suffisantes : “Je me suis très souvent sentie illégitime, avec le sentiment de ne pas être à ma place. Je ne maîtrisais pas les codes, je n’avais pas les mêmes pratiques sociales.”
Le constat est similaire pour Sabrine, 25 ans, étudiante en journalisme, qui confie avoir l’impression de se travestir lorsqu’elle franchit le périphérique parisien. “Dès que je sors du métro, je fais attention à ma façon de parler, à ce que mon intonation ne soit pas trop agressive, à ne pas sortir un ‘wesh’ par inadvertance”, plaisante-t-elle.
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Prépas et accompagnement
Annabelle Allouch, sociologue et écrivaine, définit la méritocratie comme “l’aristocratie des meilleurs”. Particulièrement dans “une société hiérarchique et inégalitaire où les individus ne sont pas tous au même niveau, mais peuvent participer à une course sociale qui les amènera dans des positions plus élitistes”.
Cette notion, qui se développe avec “la naissance de l’Etat moderne, à la fin du Moyen Age, et l’apparition d’une bureaucratie”, prend un tournant lors de la Révolution française, “où l’on va se mettre à sélectionner les meilleurs non plus sur leur origine sociale, mais en théorie sur leur talent”, relate-t-elle.
Tout comme Ferial et Sabrine, Dounia, originaire de Villeurbanne, commune limitrophe de Lyon, raconte que c’est à l’école qu’elle a intégré le discours méritocratique. Ce qui n’est pas anodin, selon la sociologue Annabelle Allouch : “L’école est investie par l’Etat comme l’institution la plus légitime pour déterminer le mérite. On part du principe que quand un élève commence sa scolarité, il est socialement indéterminé.”
A partir des années 2000, de nouvelles politiques, qui visent à “réparer la méritocratie” auprès des milieux défavorisés, voient le jour. C’est le cas notamment des classes préparatoires “Egalité des chances” ou encore des concours adaptés.
A Sciences Po Paris, par exemple, Richard Descoings met en place des conventions ZEP (zone d’éducation prioritaire). “Il y a eu de petites évolutions au niveau des individus qui ont pu bénéficier de ce genre de dispositifs, mais cela ne change pas grand-chose quand on regarde sur tout un territoire, souligne Annabelle Allouch. Les personnes qui ont intégré de grandes écoles ne sont pas assez nombreuses pour que cela puisse avoir un impact plus important. Ces dispositifs traitent de la question des inégalités avec un prisme individualiste, quand il faudrait plutôt mener des politiques de masse.”
“La méritocratie, telle que nous la vendent les médias et les politiques aujourd’hui n’existe pas, affirme la fondatrice et présidente de l’association Ghett’up, Inès Seddiki. Il y a beaucoup de difficultés structurelles qui jalonnent le parcours des jeunes de quartiers et la plupart sont de l’ordre de l’information, des ressources financières et du réseau.” Pour elle, la solution se trouve, entre autres, dans la revalorisation des banlieues, ce que s’évertue à faire Ghett’up. “On cultive un attachement à notre territoire, on ne veut plus du modèle de la personne qui réussit pour partir de son quartier et oublier d’où elle vient”, assure-t-elle.
Charge mentale
Ces dernières années, les discours de ceux qu’on appelle les “transfuges de classe”, ces individus qui ont réussi à s’emparer de l’ascenseur social, ont fleuri dans les médias pour y occuper une place conséquente. “On aime leurs histoires car elles correspondent à une lecture néo-libérale de la société, éclaire Annabelle Allouch. Il y a un aspect ‘conte de fée’ chez eux. Quand on ouvre un livre de transfuge de classe, on est dans une tension permanente mais, finalement, on sait comment l’histoire se termine : par une réussite. En cela, ils alimentent la méritocratie.”
“Quand tu viens d’un milieu populaire, tu portes une réelle charge mentale à la réussite, reconnaît Sabrine. Tu vas sur les réseaux sociaux, par exemple, et tu vois des personnes qui viennent des mêmes milieux que toi reproduire ces discours, c’est angoissant et culpabilisant.”
Dounia, quant à elle, regrette que les échecs ne soient pas plus mis en avant : “Après deux ans de chômage et de boulots alimentaires, j’ai décidé de me lancer en tant qu’auto-entrepreneure à défaut d’être embauchée. Je cherche mes clients, ça reste très précaire, mais j’insiste toujours sur mon parcours et sur les différents échecs que j’ai connus pour sortir du discours parfait et simpliste du mérite.”
Malgré une certaine déchéance de ce discours, Annabelle Allouch assure qu’il a encore de beaux jours devant lui, puisque nous continuons d’y croire. “En revanche, ce qui change aujourd’hui, conclut-elle, c’est qu’on ne croit plus en la capacité d’institutions comme l’école à assurer ce mérite.”