La crise sanitaire aurait-elle eu un impact sur la lecture au Maroc ?
Alors que le Haut-Commissariat au Plan (HCP) révélait dans son enquête nationale sur l’emploi du temps en 2012 que les Marocains ne consacraient que deux minutes par jour à la lecture, l’« Arab Reading Index 2016 » montrait que leur temps de lecture se hissait à près de 10 minutes par jour. Si amélioration il y a eu, les chiffres ne sont pour le moins guère satisfaisants. Plus grave, selon une enquête réalisée en 2016 sur les pratiques culturelles des Marocains, 64.3 % d’entre eux n’ont acheté aucun livre au cours des 12 derniers mois qui ont précédé le rapport. En bouleversant nombre de nos habitudes et modes de vie, la crise sanitaire, et son corollaire, le confinement, auraient-ils eu un impact sur ces statistiques amères ? Amina Mesnaoui, propriétaire de la librairie porte d’Anfa à Casablanca, nous répond.
Comment s’est passé le confinement du côté des libraires au Maroc ?
Amina Mesnaoui : Presque 90% des librairies ont fermé avec le confinement, il y avait donc forcément moins d’offre qu’avant. En ce qui nous concerne, nous faisions des demi-journées, grilles fermées de 12h à 17h, et nous avons commencé la livraison à domicile de 17h à 18h, chose que nous ne faisions pas avant. On a pu servir des lecteurs, et découvrir de nouveaux lecteurs.
Il y a donc eu un changement avec la crise…
Oui, cela a réveillé des envies de lecture chez certains. Il y avait un intérêt pour la lecture, cela est sûr. Par contre, beaucoup de nos lecteurs habituels ne venaient plus. Ils ont été bloqués, n’arrivaient plus à se concentrer, à s’absorber dans la lecture. Beaucoup de lecteurs assidus me disaient : « Je n’arrive pas à lire ». Cela était dû en partie à cause des enfants à gérer à la maison parce que les écoles étaient fermées, mais aussi beaucoup de gens ont fait des dépressions, à cause du Covid, du confinement, des informations, du climat anxiogène… C’est donc assez ambigu. D’un côté nous avons gagné des lecteurs, de l’autre, nous en avons perdus.
Avez-vous noté un changement dans le genre de livres consommés ?
Oui. Beaucoup de gens se sont rués sur des livres phares tels que La peste d’Albert Camus, 1984 de George Orwell, ou encore Pandemia de Franck Thilliez… Parce qu’effectivement, c’était des livres visionnaires, qui font écho à la crise que nous vivons. À l’époque où ils ont été écrit, on ne pensait pas du tout aboutir à ce genre de situation actuelle. Par contre, à mon niveau, ce que j’ai observé durant cette période, étrangement, c’est la lecture des adolescents qui n’existaient pratiquement pas chez moi. J’avais les tout petits, et j’avais les adultes. Pour les 8 à 18 ans, c’était plutôt la lecture prescrite, obligatoire, et pas la lecture plaisir. Durant le confinement, la lecture plaisir a augmenté. C’était un rayon qui ne bougeait pas dans ma librairie. Et c’est là où on a vendu de la science fiction, du genre fantastique… Par exemple, La guerre des clans a été un succès énorme durant la pandémie.
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D’un point de vue général, où en est la lecture au Maroc ?
La problématique de la lecture est générale et mondiale. Aujourd’hui, avec toute l’offre audiovisuelle et numérique, la télévision, l’internet… On lit de moins en moins. Chez nous, au Maroc, il est vrai que l’on ne lit plus comme avant. Il n’y a que la frange de la population qui vont dans les écoles privées et les écoles étrangères qui lisent, parce qu’on donne à lire aux enfants depuis la maternelle. Il y a même des écoles qui imposent une heure de médiathèque ou de bibliothèque, une heure par semaine où l’enfant va, emmène un livre chez lui à la maison, donc cela créé ce goût de la lecture. L’environnement joue un rôle prépondérant. Lorsqu’on a des parents qui lisent, des livres qui traînent partout dans la maison, cela donne à l’enfant l’envie de lire. Et cela est majoritairement le cas pour la classe moyenne ou aisée. Pour prendre mon cas, ma librairie se trouve dans un quartier privilégié de Casablanca, et attire des consommateurs issus d’une certaine classe sociale. Un libraire ne penserait même pas à s’installer dans un quartier populaire, où il n’y a aucun intérêt pour le livre.
Quelle est la situation dans les écoles publiques ?
Malheureusement, dans les écoles publiques, on ne fait lire des oeuvres littéraires qu’à partir du lycée, où l’ont fait lire trois livres par an, sur les trois années du lycée. C’est peu. De surcroît, on démarre avec des textes assez importants. S’ils sont effectivement du niveau de cet âge, pour quelqu’un qui n’a jamais eu de bagage culturel, qui n’a jamais lu, débarquer sur Antigone, Le Rouge et le Noir, aborder tous ces classiques, c’est difficile. Si l’environnement familial joue un rôle, le rôle de l’école pour l’apprentissage de la lecture est encore plus important. Si à l’école, l’enseignant ne fournit pas cette technique de lecture, ce goût de lire, alors l’enfant n’accrochera pas. Je donne toujours le même exemple : dans ma génération, nos parents n’étaient pas forcément lettrés. Nous n’avions pas forcément de livres à la maison. Mais nous avions des livres dans les bibliothèques des lycées publiques, des livres exceptionnels, des grands auteurs de la littérature classique. Aujourd’hui, dans les lycées publics, les bibliothèques publiques sont délaissées, avec des livres poussiéreux, qui ne sont jamais ou très peu renouvelés, ou plus préoccupant, les rayons sont vides. Heureusement qu’il y a des alternatives émanant de certaines institutions publiques, comme la bibliothèque Al Saoud, la bibliothèque Hassan II, l’Institut français, l’Institut Cervantes…
Comment pallier à cette problématique ?
C’est à l’État de jouer un rôle. Nous avions rencontré une fois un responsable du ministère de l’Éducation nationale, par le biais duquel nous avons été informés que le ministère avait mis en place une initiative pour pousser les enfants à lire à partir du primaire. Ils ont carrément créé un outil pédagogique avec des affiches didactiques à accrocher en classe, très bien faites… Mais nous avons été choqués quand on a su que les enseignants n’y avaient pas adhéré. Il y a eu de la réticence, alors que le rôle de l’enseignant est crucial. C’est donc un projet qui n’a pas vu le jour. Le ministère de l’Education nationale doit continuer à fournir des efforts, pour faire bouger les choses. Ce n’est que l’Etat qui peut motiver les enseignants, et améliorer le système d’enseignement dans les écoles publiques pour booster la culture du livre. La culture est primordiale pour le développement d’un pays.
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