Kaïs Saied : Vers un système populiste néofasciste ?

 Kaïs Saied : Vers un système populiste néofasciste ?

Dr. Daniel Brumberg, politologue américain, Professeur agrégé au Département de gouvernement de l’Université de Georgetown.

S’il y avait un doute sur le fait que le président tunisien Kaïs Saied était en train de construire une nouvelle autocratie sur les décombres d’une démocratie tunisienne imparfaite et éphémère, ce doute a été dissipé au cours des dernières semaines de février et de la première semaine de mars, lorsqu’il a décidé de décapiter l’opposition politique.

En effet, l’arrestation de plus de 15 dirigeants politiques et de personnalités du monde des affaires et des médias a définitivement acté la résolution du président tunisien de faire taire ses détracteurs. Mais un choc bien plus grand est survenu le 22 février, lorsque Saied a affirmé que les partis d’opposition avaient obtenu des financements étrangers pour changer la nature démographique de la Tunisie. Le « but non déclaré des vagues successives d’immigration clandestine…. est de considérer la Tunisie comme un pays purement africain qui n’a aucune affiliation avec les nations arabes et islamiques ».

Après que des militants des droits de l’homme ont critiqué ses propos, le président a insisté sur le fait que ses opposants avaient déformé ses propos pour semer la discorde. Lorsque l’Union africaine a ensuite officiellement condamné le « discours de haine raciste » de Saied, le ministre tunisien des Affaires étrangères Nabil Ammar a rejeté cette interprétation en insistant que c’était une réaction tout à fait légitime du président pour résoudre le problème de l’immigration clandestine.

Il n’est pas surprenant que les sous-fifres de Saied avancent des excuses aussi peu convaincantes. Et pourtant, cet épisode lève le voile également sur projet plus large qui apparaît maintenant bien plus cohérent que beaucoup ne l’avaient jamais imaginé. Ce projet n’est pas seulement alimenté par la paranoïa du président, mais aussi par ses affirmations sans fin selon lesquelles des forces « étrangères » complotent avec une cinquième colonne nationale de chefs d’entreprise et d’hommes politiques corrompus pour détruire l’économie, la société et l’identité de la Tunisie.

Bien qu’elles soient destinées à détourner l’attention des difficultés économiques croissantes – et de l’incapacité du président à mobiliser plus de 11 % de la population lors du second tour de scrutin pour un nouveau parlement – ces théories du complot ont une sorte de puissance stratégique parce que de nombreux Tunisiens qui sont épuisés par leurs luttes quotidiennes et ont en marre de l’élite dirigeante, sont convaincus que ses théories sont vraies. La manipulation par Saied de leur souffrance a été amplifiée par Internet, et par Facebook en particulier. Le résultat est un système de diffusion massive de la peur et de la fantaisie qui a néanmoins une base populaire. Saied crée ainsi un néofascisme postmoderne enraciné non pas dans un « grand mensonge », mais dans des dizaines de fictions, dont la plus récente a causé du chagrin, non seulement dans la communauté des migrants d’Afrique subsaharienne, mais aussi parmi la minorité africaine de Tunisie. Au nom de l’unité, Saied, comme tous les populistes autocratiques, fomente une politique de division et de conflit qui pourrait dégénérer en échappant à son contrôle.

Populisme en ligne: le process par Facebook

Pour apprécier pleinement la menace posée par le populisme de Saied, nous devons considérer à la fois sa nature distinctive et le contexte politique et social particulier qui a militarisé son message. Ce contexte remonte à un système de partage du pouvoir qui a été créé lors des élections de 2014, mais qui a fini par fournir un espace aux élites rivales pour s’engager dans des compétitions pour contrôler ou dominer toutes les institutions publiques, y compris le parlement, la commission électorale et le pouvoir judiciaire. Séparées des réalités quotidiennes de la plupart des Tunisiens et aliénant la population au sens large, ces luttes ont paralysé tout effort visant à produire une réforme économique, pénale ou judiciaire cohérente.

Saied a utilisé ces échecs pour construire son projet populiste. Ses efforts dans le domaine judiciaire se sont avérés particulièrement efficaces. Élu président en 2019 après de multiples échecs de parlementaires rivaux à créer une cour suprême, il n’avait presque aucun obstacle judiciaire sérieux à ce qui a émergé comme une purge systématique du système judiciaire qui a essentiellement mis ses affidés ou ses fidèles au pouvoir. Ainsi, à l’opposé du populisme de l’ancien président américain Donald Trump – dont le « gros mensonge » a finalement été dénoncé par les tribunaux , Saied s’est appuyé sur un ministère de la Justice et un système judiciaire remaniés pour poursuivre ses opposants à l’aide d’actes d’accusation qui constituent une régurgitation légalisée de ses propres théories du complot. Cette subordination presque totale du pouvoir judiciaire à ses caprices et à ses fantasmes a été soutenue par un appareil de sécurité d’État qui n’a jamais été réformé pendant la période démocratique du pays après 2011, et par une armée professionnelle dont les dirigeants ont été ouvertement courtisés par le président et dont les tribunaux ont été utilisés pour emprisonner les détracteurs de Saïd.

Le véhicule de cette forme magique d’acclamation populaire est l’Internet, qui semble jouer un rôle clé dans une stratégie en quatre étapes : d’abord, en présence de caméras de télévision enregistrant ses lourdes rencontres avec les ministres et ses rencontres plus animées avec les Tunisiens dans les marchés et dispensaires, le président affirme que des « ennemis » du peuple sont à l’origine de divers « complots, » que ce soit pour augmenter les prix, détourner les fournitures médicales, soudoyer des fonctionnaires ou même menacer la « sûreté de l’État ». Deuxièmement, ces vagues accusations sont ensuite diffusées, répétées et embellies via Facebook. Ceux dont le travail consiste à amplifier les allégations de Saied nomment également des individus spécifiques, les érigeant ainsi en cibles politiques. Des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, de la police et de l’appareil judiciaire arrêtent et inculpent ensuite des individus pour divers crimes présumés. En bref, en diffusant des fantasmes à un énorme public virtuel, Saied et ses alliés entretiennent une campagne de propagande de terreur, de répression et de vengeance qui se déroule 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Il a créé – et essaye chaque jour de faire grossir – une espèce de populisme néofasciste qui, comme le note un analyste, semble étrangement absent des gens, mais a néanmoins créé un lien entre le président et une partie non négligeable de la société tunisienne découragée.

Avant-garde politique

Si le rôle du peuple est flou dans le projet de Saied, il joue un rôle encore plus ambigu dans les luttes des élites politiques. Les agressions verbales de Saied contre les immigrés africains – ainsi que la menace de grève de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) – pourraient changer cette équation. Mais jusqu’à présent, les dirigeants de l’opposition n’ont pas galvanisé une masse électorale. Leur isolement est en partie dû à une conjonction parfaite de crises sociales, économiques et sanitaires qui ont frappé la classe moyenne urbaine. Fragmenté et assiégé, le mouvement d’opposition a rarement généré des manifestations publiques de plus de plusieurs milliers de personnes, même dans le Grand Tunis, un vaste territoire englobant la capitale tunisienne qui compte près de trois millions d’habitants. Bien qu’il y ait eu quelques manifestations d’unité, les observateurs qui étaient présents lors de la manifestation du 22 janvier 2023 à Tunis, ont noté que « de nombreux partis rejettent le parti islamiste Ennahda. Le puissant syndicat UGTT souhaite un dialogue national, mais pendant longtemps n’était pas prêt à travailler avec aucun parti qui accuse Saied de coup d’État ». Cette exposition visible de la division a souligné la portée limitée du Front de Salut National (FNS) comme l’a prévenu en février son chef, Ahmed Nejib Chebbi, « il faut unifier la position et construire des ponts entre tous pour renverser le putsch et restaurer la légitimité constitutionnelle et démocratique ».

Si dès les premiers jours de l’auto-coup d’État de juillet 2021, Saied et ses alliés ont manipulé ces divisions, leurs efforts ont été stimulés par l’empressement avec lequel certains dirigeants libéraux ont embrassé le président, et l’UGTT a évité une collision frontale avec lui. L’affirmation d’octobre 2021 d’un groupe éminent de libéraux selon laquelle la Tunisie « ne vit guère sous la botte d’un dictateur » a souligné leurs espoirs (et peut-être aussi ceux de l’UGTT) que Saied interdirait ou restreindrait sévèrement les partis islamistes, mais sans exnéofascistelure de revenir à une sorte de démocratie pluraliste. Tout au long de l’année 2022, Saied a intelligemment livré ces rêves en concentrant sa colère sur les dirigeants politiques islamistes. Cependant, il a, depuis, changé de ton en élargissant le filet de la répression pour signaler qu’aucune dissidence ne sera tolérée.

Un indicateur de ce changement est survenu le 30 janvier, lorsque Saied a nommé Mohamed Ali Boughdiri au poste de ministre de l’Education et Abdelmomen Belati au poste de ministre de l’Agriculture. Un ancien secrétaire général de l’UGTT, Boughdiri, qui soutient ouvertement Saied depuis fin 2021, est un ennemi acharné du leader du syndicat, Noureddine Taboubi. Belati, quant à lui, est un général de brigade sans expérience dans l’agriculture. Intervenant une semaine seulement après l’adhésion de l’UGTT au FNS ces deux nominations ont fait craindre que Saïed ne s’apprête à s’en prendre au syndicat. Ces inquiétudes se sont accrues lorsque la police a arrêté Anis al-Kaabi, le secrétaire général de la section des autoroutes du syndicat. Faisant allusion au syndicat, mais sans citer de noms, lors d’une visite à la base militaire de l’Aouina à Tunis, Saied a déclaré que « ceux qui bloquent la route et menacent de bloquer l’autoroute ne peuvent rester en dehors du cercle de la responsabilité et de la punition ». En réponse, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, Hafidh Hfaiedh, a affirmé que « la présidence tunisienne vise le syndicat », tandis que le journal de l’UGTT, Ecchab, a publié un titre en rouge qui disait : « Discours de l’Aouina : une déclaration de guerre ».

Cet affrontement a présagé cette vague d’arrestations qui a commencé le 11 février. Ce qui est le plus remarquable à propos des hommes et des femmes qui sont tombés dans le filet de Saied, c’est qu’ils présentent un large éventail d’agendas et d’idéologies : libéral laïc, gauchiste et islamiste. Parmi eux, Noureddine Bhiri, un haut responsable d’Ennahda ; Abdelhamid Jlassi, un ancien leader d’Ennahda qui a quitté le parti l’année dernière ; Noureddine Boutar, libéral laïc de centre-gauche et directeur général de l’influente radio privée Mosaïque FM ; Kamel Eltaif, homme d’affaires de premier plan étroitement lié à l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali ; Khayam Turki, un homme d’affaires libéral dont le grand péché semble avoir été ses efforts pour favoriser un dialogue islamo-laïc ; Lazhar Akremi, un éminent avocat ; Said Ferjani, un ancien dirigeant d’Ennahda ; Chaima Issa, une éminente militante et dirigeante de FNS; et Jaouhar Ben Mbarek, très visible dans les médias. La loi tunisienne permet au gouvernement d’emprisonner ces personnes jusqu’à un an sans les passer en jugement et même en l’absence de dépôt de plainte. Plusieurs d’entre eux sont accusés de complot contre la sûreté de l’État, ce qui est un crime capital. Leur arrestation faisait suite à de vagues accusations du président et à des campagnes médiatiques qui, dans certains cas, ont duré des mois.

L’UGTT dirigera-t-elle l’opposition ?

Maintenant que Saied a montré qu’il est un autocrate de l’égalité des chances, quelle chance y a-t-il que cette bataille croissante entre lui et ses adversaires déclenche le genre d’opposition de masse qui pourrait obliger le président à reculer l’application de son projet autoritaire ? L’expansion du réseau de répression du régime a peut-être finalement concentré l’esprit des dirigeants de l’opposition sur le besoin d’unité. Mais cela est arrivé très tard, et dans le tourbillon d’un système émergent qui laisse encore les militants politiques vétérans – ainsi que la plupart des groupes de la société civile tunisienne – isolés de la base plus large qu’ils doivent galvaniser.

L’UGTT reste la seule organisation qui dispose du réseau national nécessaire pour mobiliser la résistance. Ses dirigeants – et Taboubi en particulier – ont passé l’année dernière assis sur la clôture, une position qui s’est avérée non seulement inconfortable mais aussi inefficace. Pourtant, l’éclatement des protestations menées par les sections locales de l’UGTT à Sfax et dans sept autres villes le 18 février suggère que le syndicat pourrait désormais être disposé à s’attaquer à Saied de manière plus énergique. Et l’expulsion par le gouvernement d’Esther Lynch, la secrétaire générale irlandaise de la Confédération européenne des syndicats qui s’était jointe aux manifestations de Sfax dans un acte de solidarité, signale que Saied est déterminé à éviter une telle confrontation. Le syndicat a promis de nouvelles manifestations à Tunis et – comme il a montré le 4 mars à Tunis avec une démonstration de force qui n’a pas dépassé peut-être les cinq mille citoyens. Mais malgré tout, il reste à voir si Taboubi est vraiment prêt pour une confrontation avec Saied ou bien utilisera-t-il les grèves pour négocier une sorte d’entente avec le régime.

En effet, il convient de noter que ce sont les grèves à Sfax en janvier 2011 qui ont incité les dirigeants nationaux du syndicat à finalement rejoindre la révolution du jasmin en Tunisie. Une dynamique similaire pourrait maintenant être en cours et pourrait même s’intensifier avec la décision attendue du conseil d’administration du Fonds monétaire international d’approuver un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars. Ayant rejeté à deux reprises les mesures d’austérité prévues par ce plan, et face à l’obstination implacable de Saied, Taboubi subira une énorme pression pour démontrer à la base syndicale – et à l’opposition politique – qu’il ne fera pas des concessions au président. Et pourtant, si Saied offre des concessions sur le front économique – et si le FMI décide de vivre avec un tel scénario plutôt que de voir l’économie s’effondrer – Taboubi pourrait pousser à la conciliation plutôt qu’à la confrontation. Cette possibilité a été évoquée lors de sa rencontre du 3 janvier avec la Première ministre tunisienne Najla Bouden, qui a souligné « la nécessité de prendre en considération l’intérêt général du pays ». C’était, bien sûr, avant que Saied ne prenne des mesures que les dirigeants de l’UGTT ont déclarées qu’elles équivalaient à une guerre.

Stratégie américaine : trop peu, trop tard

S’appuyant sur des mots plutôt que sur des actes, la réponse tiède de l’administration Biden à Saied a été notée par de nombreux observateurs. Il est clair que les critiques du porte-parole officiel du Département d’État, et même du secrétaire d’État Antony Blinken, n’ont fait qu’inciter Saied à reculer. Mais pour avoir un effet réel, les États-Unis doivent forger une stratégie multidimensionnelle adaptée à un projet autoritaire devenu complexe, étrangement cohérent et systématique. Le populisme de Saied a jusqu’à présent empêché le type de mouvement de masse qui pourrait encourager les partenaires américains et européens à envisager une telle stratégie.  De plus, les voisins arabes proches et lointains de la Tunisie, y compris les États du Golfe, soutiennent Saied et pourraient même offrir un financement si le FMI renonce à l’accord ou tente de l’utiliser comme levier pour mettre fin aux assauts de Saied contre l’opposition. Dans le contexte d’un système de sécurité régionale auquel les États-Unis sont fermement attachés, il est peu probable que la Maison Blanche fasse bouger le bateau en réduisant, et encore moins en éliminant, le financement militaire.  En contraste évident avec la politique américaine en Ukraine, que la Maison Blanche a décrite comme une bataille pour la démocratie, les décideurs politiques américains voient la lutte de la Tunisie à travers une vue réaliste.

En ce qui concerne la Tunisie, cette approche peut finalement rendre le pays moins stable que plus stable. Il est difficile de voir comment le pays s’attaquera à ses difficultés économiques sans que le gouvernement n’obtienne un consensus avec les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et les responsables syndicaux. Et les investisseurs étrangers, très nerveux face aux perspectives d’une plus grande instabilité, peuvent se retirer ou ne pas poursuivre d’éventuelles nouvelles opportunités. Comme l’illustrent les commentaires caustiques de Saïed sur les immigrants africains, une politique de paranoïa et d’insinuations peut également déclencher des conflits internes indépendants de sa volonté. Enfin, entraîner l’armée dans la mécanique de la répression interne pourrait saper sa capacité à mener à bien sa mission principale qui est de sécuriser les frontières et de protéger la Tunisie des menaces étrangères. Mais malgré tous ces nombreux risques, il prévaut d’une manière que peu avaient anticipée. Quelle que soit la stratégie que les États-Unis et leurs alliés pourraient maintenant envisager, cela s’avérera probablement trop peu, trop tard.

Daniel Brumberg

Associate Professor, Senior Advisor

Democracy and Governance MA Program – Department of Government – Georgetown University – Washington DC 20057

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