Kais Saïed : « Nous pouvons prôner l’austérité, nous sommes en guerre ! »
Au moment où le Parlement européen votait une résolution à charge contre le nouveau régime qui se dessine en Tunisie, le président de la République Kais Saïed présidait un conseil des ministres jeudi durant lequel il a exposé pendant 30 minutes de nouveaux contours de son projet pour le pays. Un chantier titanesque, animé de bonnes intentions égalitaires, et qui prépare les esprits à une austérité économique des plus strictes. Mais de quel type d’austérité s’agit-il au juste ?
Le président entame cette allocution en réitérant une ancienne idée, dont il rappelle qu’elle fut la sienne depuis l’année 2012 : celle d’un ambitieux projet de réconciliation fiscale et pénale avec les hommes d’affaires soupçonnés de corruption. Il y inclut des businessmen entourés de soupçons lors des 10 dernières années, donc post-révolution. L’idée centrale et quelque peu angélique étant que les plus riches de ces individus s’engagent à investir dans les délégations les plus pauvres du pays, selon un système de répartition équitable.
Sauf que de l’eau a coulé sous les ponts depuis le temps où cette théorie a été établie. Il y a d’abord eu la justice transitionnelle, qui a échoué dans ses deux phases (Comission Bouderbala puis IVD) à restituer à l’Etat des sommes substantielles. Il y a eu ensuite la loi de réconciliation administrative de feu Béji Caïd Essebsi, qui malgré son caractère controversé a réhabilité notamment des fonctionnaires qui s’étaient rendus coupables d’enrichissement et de faveurs. Sans parler du fait que la liste que Saïed évoque, celle des 460 hommes d’affaires, est depuis longtemps tombée en obsolescence, entre les personnes déjà jugées, s’étant acquittées de leurs dettes, ou ayant purgé leurs peines.
Faisant la transition vers les chancelleries occidentales mécontentes des récents évènement en Tunisie, le président Saïed s’exclame : « S’ils veulent vraiment nous aider, qu’ils nous rendent l’argent spolié du peuple qu’ils abritent dans leurs banques ! ». Avant de poursuivre : « Nous pouvons aller vers l’austérité dans la mesure où nous sommes en guerre, une guerre de libération ! »
Incohérences et ambigüités du concept d’« austérité »
« Qu’ils nous respectent et arrêtent de nous considérer comme de simples consommateurs », ajoute Saïed, pour qui il est grand temps de rationaliser les dépenses. « Nous importons en devises chaque année des voitures de luxe, entre autres futilités », renchérit-il.
Pour l’analyste Zied Krichen, ces propos font l’objet d’un grand malentendu. « De quelle austérité parle le président ? Attention à ne pas comprendre le terme austérité ici comme le définissent les économistes. Saïed entend par austérité, celle de la société, des ménages et des individus, et non pas celle de l’Etat. Le projet de Saïed est celui d’un retour à l’Etat providence, un état dépensier, qui étend au contraire le domaine de ses dépenses ».
Sur les réseaux sociaux, de nombreux Tunisiens ont pointé du doigt le faste du train de vie de la présidence de la République, notamment le gigantisme du récent cortège présidentiel en déplacement à Bizerte lors d’une célébration de routine le 15 octobre dernier. On pouvait en effet y compter le nombre record d’une soixantaine de véhicules, entre berlines de luxe, blindés et deux roues. Une extravagance que certains ont comparée au cortège présidentiel français, lui aussi critiqué pour dilapidation des deniers publics, qui compte deux fois moins de véhicules.
Sous la présidence de Kais Saïed, le budget du Palais a bénéficié d’une nette augmentation de +14% en 2019, puis +30% en 2020, pour s’établir à 169 millions de dinars, soit plus du double du budget du même Palais sous Ben Ali (79 millions en 2010).
« La Tunisie importe chaque année environ 45 mille voitures au total, soit 2 milliards de de dinars sur un total de 60 milliards d’importations », observe Anis Moraï. La plupart de ces véhicules sont de petites citadines de 4CV à 5CV, et des véhicules à caractère utilitaire, donc respectivement les voitures du pauvre et celles nécessaires à la production. « Les voitures de luxe, dépassant les 120 mille dinars (36 mille euros), et déjà surtaxées par l’Etat, ne représentent qu’un millier d’unités à tout casser », explique-t-il.
Pour remédier à ce qu’il appelle « 60 années d’échec du modèle économique et d’absence d’investissements », mais aussi de non accès des Tunisiens démunis à l’Education et à la Santé, le président Saïed pense détenir la panacée : Carthage veut un dialogue national non pas entre le pouvoir et les représentants de la société civile et autres corps intermédiaires politiques, mais entre le pouvoir, le peuple, et ce qu’il appelle « la jeunesse ».
« Les Tunisiens formuleront leurs doléances via une application dédiée et dans les labos informatiques des lycées, durant une période de quelques mois, suite à quoi un grand sommet national aura lieu pour synthétiser ces propositions », a précisé Saïed. Pris au sérieux par certains, ce brouillon d’initiative est raillé par la toile qui le qualifie de « webinar géant » et de « farce populiste ». D’aucuns voient en cette politique l’empreinte de l’un des maîtres à penser et compagnons de route du président, Ridha Chiheb Makki, surnommé Lénine.
Les agences de notation financière persistent dans leur pessimisme
Après avoir dégradé la semaine dernière la note souveraine de la Tunisie de B3 stable à Caa1 avec perspectives négatives (soit une dégringolade de 3 paliers), l’agence américaine Moody’s a remis ça hier jeudi. C’est au tour de plusieurs banques du pays de subir le même sort.
Moody’s dégrade les notes des dépôts bancaires à long terme de quatre importantes banques tunisiennes, également « B3 » à « Caa1 ». Il s’agit d’Amen Bank, Arab Tunisian Bank (ATB), Banque de Tunisie et Banque internationale Arabe de Tunisie (BIAT).
L’agence confirme en outre la note de dépôts de Caa1 à long terme de la société tunisienne de banque (STB). L’institution a abaissé les évaluations de crédit de base de la BIAT et de la BT de « B3 » à « caa1 » d’Amen Bank et de l’ATB de « caa1 » à « caa2 », et confirme celle de STB à « caa3 ».
Moody’s a fait savoir que la perspective sur toutes les notes des banques reste négative. L’agence de notation précise que « ces actions de notation sont principalement dues à l’environnement opérationnel de plus en plus difficile pour les banques en Tunisie ».