Kais Saïed, le sécularisme, et les modernistes : le grand malentendu

 Kais Saïed, le sécularisme, et les modernistes : le grand malentendu

Le président tunisien, Kais Saïed, a présidé hier lundi 18 avril une cérémonie de remise de prix aux lauréats du concours national de l’apprentissage du Coran. Mais le chef de l’Etat ne s’est pas contenté de la traditionnelle remise des prix, profitant de l’occasion pour se livrer à un exercice qu’il affectionne : sorte de sermon qui s’apparente au prêche religieux.

 

Ce n’est un secret pour personne en Tunisie : la présidence de la République s’apprête à rédiger une nouvelle Constitution, ou tout du moins à réviser en profondeur l’actuelle Constitution, suspendue, de 2014. Il s’agit pour Carthage d’y préparer les esprits. C’est donc dans ce contexte que peuvent se comprendre les propos présidentiels d’hier soir lundi, focalisés sur ce que Kais Saïed considère comme étant les incohérences de l’article 1 de la Constitution, un article qui stipule que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ».

Revenant longuement sur « les finalités de l’islam », Saïed a affirmé que « les citoyens ne pratiquent pas la prière ou le jeûne par respect de l’article premier de la Constitution, mais par obéissance à une prescription de l’islam, en application d’un précepte ordonné par Dieu ». Pour le président, l’Etat ne saurait point par conséquent avoir de religion : « L’islam n’a jamais évoqué la notion d’Etat, mais il a parlé d’une Oumma islamique », assure Kais Saïed.

Le président poursuit : « l’Etat est une entité morale, une sorte d’abstraction, de science-fiction, mise en place pour gérer les affaires des citoyens. De la même façon une entreprise commerciale n’a pas de religion »… « Cela dit, l’Etat se doit d’avoir le monopole de la gestion des affaires religieuses », conclue-t-il.

Rappelons que l’article 1 de cette Constitution est un dérivé de celui de la Constitution de 1959, et que pour certains constitutionnalistes, « l’islam est sa religion » ne désignerait pas l’Etat mais la Tunisie, décrivant davantage un état de fait. Une ambiguïté commode, reconduite donc au fil des décennies par les Assemblées constituantes. Cependant l’article 6 de la Constitution de 2014 fut le premier dans le monde arabo-islamique à garantir la liberté de conscience. Or, cet article 6 est également « problématique » pour Kais Saïed, qu’il a récemment annoncé vouloir réviser en priorité.

 

D’où parle Kais Saïed ?

Tentant aujourd’hui de décrypter le fond des intentions présidentielles, de nombreux analystes se heurtent à leur caractère confus, du moins à leur agenda encore obscur. Car pour le non averti, ces propos peuvent apparaître comme étant ceux d’un esprit laïque ou progressiste. Un malentendu renforcé par le fait que le président ait fait appel lors de récentes concertations à un juriste comme Amine Mahfoudh, un homme qui ne cache pas son credo moderniste, se prévalant clairement d’un laïcisme hostile aux superstitions.

Ce dernier, qui vient notamment de condamner la recrudescence d’opérations de police musclées contre les cafés ouverts pendant le ramadan, est tout autant opposé à la formulation et le contenu de l’article 1 de la Constitution, mais il parle en partant d’un référentiel séculariste et moderniste.

Rien n’indique en revanche que le très conservateur Kais Saïed, connu pour ses positions réactionnaires dans un certain nombre de débats de société, parte d’un postulat progressiste dans sa démarche d’abolition de l’article premier de la Constitution, bien au contraire.

Dans le logiciel de Saïed, la notion d’équité en islam est préférable à ce qu’il appelle « l’égalité formelle », qu’il méprise.

L’ultra conservateur Kais Saïed est ainsi contre l’égalité dans l’héritage homme / femme, pour le rétablissement de la peine de mort, et a plus généralement exprimé à plusieurs reprises la supériorité du texte saint du Coran sur les textes de loi de l’ici-bas. Si le président Saïed est pour l’amendement de l’article 1, c’est donc par souci de transcendance des questions religieuses, qu’il sacralise bien trop pour les mêler aux triviaux textes de lois.

De ce fait, le distinguo entre supra constitutionnalité de la religion, et le respect d’une Constitution supérieure, en République, aux textes religieux, est ici oblitéré, « lost in translation » diraient les anglophones, se perdant entre les lignes, à partir du moment où cet antagonisme aboutit aux mêmes finalités recherchées par Saïed et ses alliés conjoncturels.

Dans leur alliance scellée le 25 juillet 2021 avec le président Saïed, les modernistes laïques acceptent implicitement de fermer les yeux sur le volet conservateur de l’idéologie promue par Kais Saïed, sorte de mélange de gauche sociale, prolétaire et collectiviste, et de califat sociétal légaliste, pour peu qu’il les débarrasse des islamistes d’Ennahdha. Un pacte bâti sur un malentendu, voire sur une tromperie réciproque, qui pourrait s’avérer être une bombe à retardement lors de la phase constituante dans laquelle s’apprête à entrer le pays, la deuxième en 11 ans.