Islamo-gauchisme, séparatisme : une sémantique dangereuse
L’horrible assassinat de Samuel Paty n’a hélas pas fait exception à la règle. Sous couvert de mots savants, on crée un vocabulaire dont la véracité transige avec la réalité : islamo-gauchisme, séparatisme, islamisme d’atmosphère, etc.. Pour y voir clair, Montassir Sakhi, enseignant d’anthropologie et de sociologie à l’Université de Rouen revient sur ces termes. Celui qui a fait sa thèse d’anthropologie politique sur « les discours et contre-discours du Jihad en Irak, Syrie et France » explique la dangerosité de les véhiculer d’autant qu’ils n’ont aucune résonance scientifique.
Y’a t’il une revendication de l’Etat Islamique de l’attentat contre Samuel Paty ?
Montassir Sakhi : Non, d’autant que l’Etat Islamique en tant que territoire n’existe plus depuis 2017. Des gens peuvent se revendiquer de l’esprit de cette mouvance. Pour ce qui concerne l’assaillant, on est dans un crime qui est dans une logique dostoïevskienne. J’entends par là, d’une rupture avec la société, avec un monde où le jeune criminel n’arrive pas à s’exprimer. La question de l’Islam vient comme un dernier sens pour donner à son auteur, un sentiment de justification de son acte criminel. Le lien avec un groupe terroriste me parait très peu réaliste.
On entend beaucoup parler de l’Etat islamique qui aurait comme objectif de diviser les Français. Est-ce la réalité de leurs discours ?
Montassir Sakhi : Dans ma thèse, je posais la question de la localisation de l’Etat Islamique. Elle est liée à un territoire (Irak et Syrie), qui a donné naissance à un Etat fasciste basé sur la religion. Les étrangers qui rejoignent ce discours sont des exclus qui cherchent un sens. J’insiste sur le fait que la pensée de ces candidats est hétérogène. Il y a des gens qui veulent une relation directe avec Dieu et d’autres qui veulent un gouvernement « chariatique », qui n’a jamais existé depuis le début de l’Islam.
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Le président Emmanuel Macron a évoqué l’idée d’un « séparatisme islamiste ». Est-ce correct d’un point de vue de la sémantique ?
Montassir Sakhi : Je crains que d’un point de vue politique, on mette le curseur sur un état de fait qui n’existe pas. On veut à tout prix rendre la communauté musulmane comme étant homogène, alors qu’en réalité il n’y a que de l’hétérogène. Il y a des différences d’intégration, d’assimilation et de pratiques. On présuppose qu’elle complote contre la République ou qu’elle porterait en elle une menace. Avant, on considérait les séparatistes par rapport au territoire, par exemple les Corses, les Basques, etc. C’est assez grave car un racisme naît de cet état de fait avec des amalgames et des mélanges. Il faut ouvrir un réel débat sur les malheurs de cette jeunesse en quête d’un sens qu’elle ne trouve pas dans la République.
Un autre terme revient régulièrement dans la bouche de la droite, d’éditorialistes et de l’extrême-droite : l’islamo-gauchisme. Qu’est ce que l’islamo-gauchisme ?
Montassir Sakhi : Il s’agit d’une manière de stigmatiser des gens qui défendent des droits des minorités ou des personnes qui luttent contre l’islamophobie. Dans la séquence actuelle, ce terme renvoie à la terminologie de « judéo-bolchévique » ou « judéo-communiste », qui indique les gens qui défendaient les juifs contre la destruction à venir dans l’entre-deux guerres. Je suis d’accord pour dire que les communautés qui ont subi le racisme colonial ou les difficultés sociales, sont plus défendues par la gauche du champ politique.
S’il y a des liens entre islam et gauche, ils existent surtout entre gauche et banlieue, entre gauche et populations paupérisées, qui sont souvent issues des anciennes colonies. Ceux qui parlent d’islamo-gauchisme sont au service d’une idéologie qui imagine un complot islamique, qui n’existe pas. Cela n’a rien à voir avec la réalité. Traiter Jean-Luc Mélenchon d’islamo-gauchisme, ça ne veut rien dire. Les valeurs qu’il défend n’ont rien à voir avec l’islamisme. Il y a une évidence d’empêcher aux personnes issues de l’islam ou de la gauche de s’exprimer. On stigmatise des porte-paroles des défenseurs de droits ou des personnes issues de la gauche.
Est ce que l’idéologie islamiste est compatible avec l’idéologie gauchiste ?
Montassir Sakhi : L’islamisme politique peut dans certains cas, venir de milieux populaires ou défendre des causes sociales. La lutte pour l’émancipation peut avoir en elle une certaine religiosité. Regardez les convergences dans les luttes en Amérique Latine avec la théorie de la Libération. Toutefois, il y a plusieurs courants politiques dans l’islamisme. Et clairement, l’islamisme de l’Etat Islamique n’a rien à voir avec la gauche Française.
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Gilles Kepel parle d’un « islamisme d’atmosphère ». A quoi renvoie cette idée ?
Montassir Sakhi : Il conçoit l’idée d’une idéologie islamiste hyper dominante et fluide qui peut aller jusqu’à la gauche. Cela puise dans un imaginaire qui renverrait à un virus qui circulerait dans les corps de la Nation. Ce concept n’est basé sur aucune enquête, aucune sensibilité au réel. C’est creux et vide. Seuls les plateaux de télévision donnent du crédit à ce genre de terme qui clairement ne renvoie à aucune recherche académique sérieuse.
Pourquoi cette sémantique (séparatisme, islamo-gauchisme, etc..) est elle dangereuse ?
Montassir Sakhi : C’est dangereux quand c’est conceptualisé, pensé de manière soi-disant scientifique. On cherche à les présenter de manière intellectuelle. Il faut en déconstruire les origines et la dynamique de ces mots. On imagine que les musulmans voudraient se séparer du corps de la Nation, ce qui est totalement faux. Islamo-gauchisme renvoie à une utilisation racialiste des groupes d’extrême-droite, qui peuvent occuper le devant de la scène étatique Française. Rappelons-nous de la France sous Vichy. Ces théories peuvent avoir une réalité matérielle massive. Le but est de refuser toute expression critique.
Que fallait il faire après le crime odieux contre Samuel Paty ?
Montassir Sakhi : Il faut permettre à la justice et aux enquêteurs de faire leur travail dans les mécanismes qui ont conduit ce criminel à son geste. Le droit doit répondre au crime. Il y a des dispositifs pour réguler cette violence. Nous avons besoin d’une enquête de sciences sociales pour comprendre et ouvrir un débat réel sur les motivations de certains jeunes qui se sentent exclus de la République. J’ai enquêté sur les jeunes du Bataclan ou ceux qui partaient en Irak ou en Syrie. La question de l’islam est complètement marginale. Il faut un débat réel sur les malheurs de la société française, sans stigmatisation, sans racialisation, sans penser que « l’ennemi » est parmi nous.
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