Martha Desrumaux, la « pasionaria du Nord »
Le Contexte : 1897-1982
Martha Desrumaux traverse un siècle tumultueux, en pleine mutation, qui voit naître, au prix de longues batailles, des avancées dans le monde du travail et le droit des femmes. Lorsque cette future grande syndicaliste féministe voit le jour, en 1897, la vie des femmes est réglementée par le Code civil de 1804 édicté par Bonaparte : la fille vit sous la férule du père, l’épouse obéit strictement au mari et l’ouvrière est sous l’autorité patriarcale de son patron. Peu de femmes parvenaient à briser ces chaînes. Dans les années 1910-1920, les adhésions féminines à la CGT, aux Jeunesses socialistes et au Parti communiste demeuraient des engagements exceptionnels. Martha Desrumaux fit partie de cette exception. Le XXe siècle est meurtri par des guerres de toutes sortes : mondiales, coloniales… Le mouvement ouvrier se mobilise pour la paix. Pendant ce temps, les femmes ont été réduites au silence jusqu’en 1945 : elles n’ont pas le droit de vote. Cela malgré leur participation à ce qu’on appelait alors “l’effort de guerre” en 1914-1918, puis à la Résistance en 1939-1945. Après la déportation et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Martha Desrumaux connut aussi mai 1968, le droit à l’avortement et l’accès à la pilule contraceptive. Autant de combats qu’elle a menés de front. Toute sa vie, elle a lutté pour l’émancipation des femmes, l’égalité salariale, la dignité des conditions de travail et le droit d’être libre. L’impact de ses engagements tous azimuts résonne encore aujourd’hui fortement, et ses combats sont d’une incroyable modernité en ce début de XXIe siècle.
Le témoin : Pierre Outteryck
Né en 1951, Pierre Outteryck est professeur agrégé en histoire et spécialiste du mouvement ouvrier. Cofondateur des éditions Le Geai bleu, il a publié plus d’une dizaine d’ouvrages sur la question ouvrière. Il est l’auteur de la première biographie de Martha Desrumaux(1) et l’un des initiateurs du mouvement Pour une ouvrière au Panthéon, lequel a fait l’objet d’une vaste pétition en ligne, lancée par l’association(2) dédiée à celle que l’on surnommait “La Pasionaria du Nord”.
"Un jour de printemps 1978, j’arpentais une rue de Lille avec un vieil ami résistant, qui soudain m’a dit : ‘Tiens ! Regarde, il y a Martha. Viens, je vais te la présenter !’ J’avais 26 ans et je travaillais déjà sur les mouvements ouvriers du Nord. Elle, en avait pas loin de 80. Ce jour-là, le hasard ne m’a pas seulement permis de rencontrer Martha Desrumaux, il m’a mis face à l’Histoire. On est allés boire une bière à la brasserie du coin. Je l’ai écoutée durant des heures avec sa gouaille de Ch’ti, me tutoyant comme un camarade du parti. Mon seul regret a été de n’avoir pas pu l’enregistrer. Je mesurais l’impact de ce personnage qui a traversé le XXe siècle. Je savais qu’il y avait un travail colossal de reconnaissance à faire.
Une allée porte son nom à Lille
Ce n’est finalement que bien plus tard que cette grande dame du Nord est revenue vers moi, en 2006, alors qu’elle n’était plus. Une allée Martha-Desrumaux allait être inaugurée à Lille, en présence de la maire, Martine Aubry. Martha méritait bien mieux que ça ! Il fallait quelque chose de plus important pour honorer ses combats pour la classe ouvrière, ses victoires pour le droit des femmes durant plus de cinquante ans. Alors, quand le Président François Hollande, en 2015, a cherché des résistantes susceptibles d’entrer au Panthéon, je l’ai aussitôt inscrite sur la liste ! Ont été retenues deux femmes déportées, qu’elle a d’ailleurs bien connues dans les camps : Germaine Tillion et Geneviève De Gaulle-Anthonioz. Mais pas de Martha…
Une conscience politique instinctive
C’est à ce moment-là que l’association a été créée, pour que les anciens se souviennent et que les jeunes sachent que le mouvement ouvrier, le Parti communiste français (PCF), le Front populaire et l’émancipation des femmes se sont faits avec cette militante, qui avait la révolte contre les inégalités dans le sang.
Son père, déjà, était un ouvrier militant, à Comines, dans le Nord. Martha a baigné dans cette atmosphère, avec une conscience politique rebelle, instinctive. Quand, à l’âge de 9 ans, elle s’enfuit d’une famille bourgeoise où elle était bonne à tout faire, elle revient au pays en s’exclamant : ‘Je veux devenir ouvrière !’ Tout était dit.
Elle devient donc travailleuse dans une usine de textile. Comment peut-on imaginer qu’à 13 ans elle adhère à la CGT ? Pour les revendications salariales, mais aussi pour veiller aux conditions des travailleurs. Fait rarissime, surtout chez les femmes de cette époque. Alors que la Première Guerre mondiale fait rage, Martha s’engage au PCF et organise ses premières luttes. Toute sa vie, elle s’appuiera sur ce triple atout qui lui a permis de porter la voix des invisibles : c’est la seule femme à intervenir dans le monde ouvrier, elle est une excellente oratrice et surtout elle est très maligne ! Elle accepte, par exemple, le poste de contre-dame (femme contremaître, ndlr) à l’usine, afin de devenir déléguée du personnel ! Martha Desrumaux a cette façon très naturelle d’entrer dans l’histoire, sans que rien ne l’impressionne.
Déportée à Ravensbrück
Quand elle part en délégation à Moscou pour célébrer les 10 ans de la révolution d’Octobre, elle côtoie des figures comme Clara Zetkin, initiatrice de Journée internationale des droits des femmes, mais aussi l’épouse de Lénine, et manifeste auprès d’une musulmane qui aurait, dit-on, été la première à ôter le voile sur la place Rouge ! De retour en France, elle fonde le journal L’Ouvrière, lequel permet de tisser le lien entre les travailleuses.
Lorsqu’Hitler prend le pouvoir en 1933, Martha organise une manifestation CGT de Lille à Paris. En 1936 – date historique des premiers congés payés – est conçu l’enfant unique qu’elle aura avec Louis Manguine, dirigeant des métallos CGT, l’homme de sa vie. Peu après, elle part en Espagne, alors en guerre. En gage de solidarité, elle fait venir dans le Nord, des familles et enfants espagnols.
‘La pasionaria du Nord’, comme on l’appelle désormais, entre dans la Seconde Guerre mondiale, très active au PCF, alors que le parti connaît de fortes répressions. Elle organise des réunions syndicales secrètes. En juin 1941, circulent des noms de communistes qui vont être arrêtés par la police allemande. La nuit du 25 août 1941, Martha est envoyée à la prison de Loos, puis déportée au camp de Ravensbrück, où elle continuera sa lutte acharnée pour la dignité des femmes, en prenant en main l’administration des camps.
En avril 1945, avec 299 autres déportées, elle est échangée contre 300 SS détenus en France. En femme solidaire, elle refuse de partir, mais Geneviève De Gaulle le lui impose ‘pour que sa voix continue de peser dans le Nord’. Peu de temps après, alors que le droit de vote est accordé aux femmes, elle devient maire adjointe de Lille. Mais elle veut retrouver cette dimension fraternelle connue durant la résistance. C’est ainsi qu’en féministe avant-gardiste, elle participe, dès sa création, à l’Union des Femmes françaises (aujourd’hui Femmes solidaires, ndlr), avec toujours avec la même ligne de conduite : que l’égalité des femmes ne se sépare jamais de la lutte des hommes.
Œuvrer pour son entrée au Panthéon
Plus tard, elle milite pour le droit à l’avortement et l’accès à la pilule. Elle décède le 30 novembre 1982. Sa démarche politique et son positionnement féministe sans clivage, font montre de sa très grande modernité, comme de son intelligence à percevoir les enjeux de ce monde. Nous œuvrons aujourd’hui pour son entrée au Panthéon, elle était trop humble pour le vouloir. Après Simone Veil bientôt, elle pourrait être la sixième femme de la Nécropole (aux côtés de 76 hommes…) Et le symbole d’une prolétaire chez les Grands Hommes serait tout aussi fort !”
(1) Martha Desrumaux : une femme du nord, ouvrière, syndicaliste, déportée, féministe, par Pierre Outteryck, éd. Le Geai Bleu (2006), 252 p., 25 €.
(2) L’association des Ami.e.s de Martha Desrumaux.
MAGAZINE MARS 2018