Guerre d’Algérie. « Il nous reste à écrire un récit qui n’occultera rien et qui reconnaitra toutes les souffrances », Mohand-Kamel Chabane, prof d’histoire

 Guerre d’Algérie. « Il nous reste à écrire un récit qui n’occultera rien et qui reconnaitra toutes les souffrances », Mohand-Kamel Chabane, prof d’histoire

Mohand-Kamel Chabane, enseignant en histoire-géographie à Paris, spécialiste de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Photo : DR

En ce 5 juillet 1962, l’Algérie fête enfin son indépendance que doit proclamer le soir même le général de Gaulle. Cent trente-deux ans, jour pour jour, après la prise d’Alger par les Français, hommes, femmes et enfants défilent dans les rues, au cri de « Vive l’Algérie indépendante », vêtus de leurs habits de fête, drapeaux du Front de libération nationale (FLN) au vent.

Mohand-Kamel Chabane est enseignant en histoire-géographie au collège Gustave Flaubert à Paris. Spécialiste de la colonisation et de la guerre d’Algérie, il a accepté de répondre aux questions du Courrier de l’Atlas.

 

Le 5 juillet 1962, l’Algérie fêtait son indépendance. 60 ans après, on a l’impression qu’il est toujours compliqué de parler de la guerre d’Algérie

Pas tout le temps et pas partout. On peut parler sereinement de la guerre d’Algérie en France à condition de donner la parole à toutes les mémoires issues de ce drame. C’est ce que j’essaie de faire dans mon collège.  Régulièrement, je fais intervenir dans ma classe autour d’une même table plusieurs témoins de cette histoire. Je fais appel à un ancien appelé du contingent de l’armée française, à un combattant du FLN en France, à une Française d’Algérie de confession juive et à un ancien harki. A travers leur trajectoire personnelle, ils montrent aux élèves toute la complexité du drame algérien dans lequel chacun a dû choisir son camp et où tout le monde est finalement sorti perdant.

Ces intervenants, qui ne sont pas forcément d’accord entre eux, ne s’affrontent cependant pas pour autant mais confrontent et partagent le drame qu’ils ont chacun vécu pour le dépasser et faire œuvre de fraternité. C’est de cette manière qu’on construit avec les élèves une véritable mémoire commune dans laquelle chacun d’entre nous peut trouver sa place.

En Algérie, où je me rends souvent, les élèves et les gens en général sont tout aussi intéressés de savoir ce qui s’est réellement passé mais les actions sont beaucoup plus limitées. De ce côté-ci de la Méditerranée, persiste encore une mémoire et une histoire « officielle » enseignée à l’école et auxquelles personne ne croit plus depuis longtemps. Au final, on peut aussi parler de cette histoire douloureuse sereinement en Algérie, ce qui n’empêche pas bien entendu la vivacité des débats. C’est plus difficile dans le cadre scolaire algérien.

Pourquoi 60 ans après, les débats sont toujours aussi vifs ?  

Chez nous, la question continue de passionner car des millions de Français sont impactés par cette histoire et que les souffrances ne sont pas complètement éteintes avec le temps. En France, vivent des Algériens et leurs descendants, des pieds-noirs et leurs descendants, des harkis et leurs descendants ! Tous les acteurs du conflit sont réunis dans un même pays.

La question n’est pas encore complètement dépassée en France aussi, car disons le franchement, les stéréotypes coloniaux fixés à cette époque sont hélas encore bien présents dans notre société et continuent de faire les dégâts que nous connaissons bien.

Enfin, l’extrême droite qui surfe sur la vivacité de ces stéréotypes profite du fait que cette histoire est encore socialement vive et qu’elle a toujours du mal à passer pour instrumentaliser les blessures du passé et continuer ainsi son entreprise de falsification de l’histoire.

En Algérie, le débat n’est pas aussi vif. Déjà parce que là-bas, on n’est pas au même niveau concernant la liberté d’expression. Du coup, le débat public reste véritablement à ouvrir là-bas, surtout que les Algériens sont très demandeurs. Ils aimeraient en discuter sans tabous ou interdits.

Comment, aujourd’hui, sont accueillis les pieds-noirs en Algérie ? (NDLR : rapatriés d’Algérie d’origine européenne)

Les Français d’Algérie sont pour la plupart du temps remarquablement bien accueillis par la population algérienne qui les considère comme leurs semblables. Les Algériens leur ouvrent la porte des appartements ou des maisons où ils ont vécu par leur passé, ou dans lesquels ont vécu leurs familles, s’il s’agit de descendants de pieds-noirs.

Il n’y a pas de rancœur de la population algérienne envers les pieds-noirs. Les Algériens en veulent plutôt à l’État français, coupable selon eux, d’avoir embarqué tous ces gens dans une colonisation injuste pour les populations autochtones.

Que pensez-vous des différentes reconnaissances orchestrées par Emmanuel Macron ? 

Jamais un président n’avait réalisé autant de gestes mémoriels concernant la guerre d’Algérie. C’est donc très positif et il faut le souligner même s’il reste encore beaucoup à faire, notamment la reconnaissance de tous les crimes commis en Algérie par la France coloniale….

Après, à mon avis, on a trop tendance à attendre que les choses viennent des Etats. Je suis quelqu’un qui croit que les citoyens des deux rives de la Méditerranée doivent cesser d’attendre et doivent prendre en main les choses pour opérer un véritable rapprochement.

Avec mes élèves, je ne suis pas dans la reconnaissance. Je reste impartial, c’est mon devoir d’enseignant. Je reste donc dans la transmission des connaissances et chaque élève se fait ensuite sa propre idée sans embrigadement ni propagande, y compris républicaine.

Je forme des élèves pour qu’ils deviennent les citoyens de demain. Ils ont bien compris que la guerre d’Algérie a été un véritable drame humain. Les cours d’histoire leur permettent d’être mieux armés en termes de connaissances pour porter la reconnaissance qu’ils estimeront nécessaires et légitimes.

Est-ce que les Algériens attendent de la France des excuses ? 

Les Algériens attendent plutôt de la France des gestes concrets et pas forcément des excuses comme le gouvernement algérien, lui, en exige. Des gestes concrets comme une ouverture du pays aux Algériens qui voudraient venir en France et qui doivent se heurter à une politique très restrictive en ce qui concerne la délivrance de visas.

Des gestes concrets comme des investissements plus importants en Algérie notamment en matière de développement et toute autre action qui viserait à rapprocher les deux pays tant séparés depuis 60 ans.

Quid du sort des harkis (NDLR : supplétifs de l’armée française) et de leurs enfants ? 

Le problème des harkis reste encore entier car il est instrumentalisé par les autorités algériennes pour soutenir leur version officielle de l’histoire de la guerre d’Algérie et ainsi éluder les profondes divisions entre Algériens durant la guerre d’indépendance. Certains harkis ou leurs descendants ne peuvent donc toujours pas se rendre en Algérie. L’État algérien s’oppose encore à leur venue. Et ils courent aussi parfois le risque de ne plus pouvoir revenir en France.

La population algérienne est quant à elle plus mesurée envers les harkis. Il faut tout d’abord rappeler qu’il y a encore beaucoup de harkis qui vivent en Algérie ainsi que leurs descendants. Il faut aussi souligner qu’un certain nombre d’enfants de harkis réfugiés en France dans des conditions scandaleuses à l’époque, sont et continuent de retourner en Algérie. La population algérienne en veut surtout aux harkis qui ont commis des exactions, ce qui selon les chiffres, représentent au maximum un tiers de tous ces supplétifs de l’armée française.

Au final, les harkis sont la plupart du temps bien accueillis par la population algérienne qui est très sensible à toutes ces démarches de « retour au pays », à l’image de l’accueil qu’elle réserve aux Français d’Algérie et à leurs descendants.

Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour apaiser toutes ces mémoires ?

Il faut continuer de proposer des témoignages pluriels pour que chacun puisse confronter son expérience vécue aux autres pendant qu’il est encore temps car toutes ces personnes ne sont plus toutes jeunes. Nous sommes 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie.

Les mémoires ont trop tendance à rester cloisonnées. C’est pourquoi nous sommes un certain nombre à œuvrer pour les rapprocher, les confronter, afin de toutes les intégrer dans notre mémoire commune. Il nous reste à écrire un récit qui n’occultera rien et qui reconnaitra toutes les souffrances. C’est indispensable si nous voulons dépasser ce passé et aller de l’avant.

Confronter ces mémoires en France donc, notamment dans les classes et à l’école, mais aussi pourquoi pas organiser des retours en Algérie conjointement avec tous les acteurs du conflit, pour que chacun puisse se rendre compte de ce qu’a vécu l’autre.

Nous avons en France des centaines de milliers de binationaux qui peuvent faciliter ces démarches grâce à leurs connaissances de l’Algérie et de la France. Ensemble, ils peuvent créer de véritables ponts entre les deux pays si brutalement séparés après 132 ans d’histoire commune.

Cela donnera encore plus de poids à la prise de conscience de la souffrance de l’autre au sein du même drame. Il faut ainsi recréer des liens qui se sont brisés à l’indépendance et dont tout le monde a souffert, y compris la population algérienne qui malgré son indépendance, n’a pas encore obtenu la démocratie qu’elle réclame depuis de nombreuses années.