Grave incident au sommet de l’Etat
La scène est à peine croyable, tant l’incident est inédit dans la Tunisie de la IIème République. En recevant mercredi en fin de journée à Carthage le chef du gouvernement Hichem Mechichi, le président de la République Kais Saïed lui a publiquement adressé un reproche, suivi d’une mise en garde, quant aux choix de ses conseillers. Entre les deux hommes, la rupture est consommée.
Officiellement, il s’agissait de faire le point sur la situation générale du pays. Mais le fraîchement investi Hichem Mechichi va rapidement comprendre qu’il s’agit d’une convocation à caractère éminemment politique.
« Il s’agit d’une rencontre périodique qui nous permettra d’examiner la situation du pays et d’agir en harmonie, notamment en ce qui concerne la gestion des rouages de l’Etat. Aujourd’hui, il est de ma responsabilité de prendre à témoin les Tunisiens à propos des dernières nominations effectuées […]. Les personnalités désignées font l’objet de poursuites judiciaires et la justice n’a pas dit son dernier mot dans les affaires les impliquant ». C’est ainsi que Kais Saïed fait allusion aux dernières nominations au Palais de la Kasbah, siège du gouvernement, décidées par Hichem Mechichi : Taoufik Baccar, ancien ministre du régime Ben Ali, et Mongi Safra, ancien conseiller du même Ben Ali.
Un avertissement solennel
Le chef de l’Etat poursuit : « Vous qui étiez pourtant membre de la commission de Abdelfatteh Amor (commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation commis durant l’ère Ben Ali, ndlr), vous n’êtes pas sans savoir les faits reprochés à ces personnalités. Elles ont perpétré des crimes contre le peuple tunisien et n’ont plus aucune place au sein de l’Etat. Leurs affaires sont encore devant la justice. Les procès-verbaux nominatifs sont là, ainsi que toutes les données concernant les terrains qu’ils ont spoliés et l’argent qu’ils ont dérobé, avance Saïed en haussant le ton, se saisissant d’un document. Malgré cela, ils ont donc été affectés à de hauts postes de l’Etat… Le chef du gouvernement doit examiner le parcours de ces derniers et revoir ces nominations qui ont déçu nos concitoyens. Ces personnes devront être jugées par une justice équitable, au nom du peuple. Des martyrs sont tombés pour mettre fin à ce système et ses symboles ».
Le président Saïed concède : « Il n’y a pas encore de verdict, aujourd’hui. Et pour cause, leurs manœuvres pour entraver l’action de la justice. Cela dit, ils ont été éjectés par le peuple tunisien et il n’est pas question qu’ils accèdent de nouveau au pouvoir. Ces gens-là ont exploité l’Etat et doivent être sanctionnés. Je pense que vous avez la sagesse et la perspicacité vous permettant de remédier à cette situation. Ils veulent s’introduire à nouveau dans les rouages de l’Etat au nom de l’expérience et de l’expertise, alors que leur expérience se résume au vol et à l’escroquerie ».
Dans la séquence vidéo publiée par la page officielle de la présidence, Saïed conclut : « Une personne que je connais voudrait avoir la mainmise sur le gouvernement, et s’y introduire sans apparaitre en public pour préparer la période à venir. Je serai dans l’obligation de prendre certaines mesures pour s’opposer ce plan… ». En cela le président reste fidèle à lui-même dans sa rhétorique complotiste de la mystérieuse main invisible qui occupe désormais la plupart de ses interventions publiques.
Taoufik Baccar, économiste et figure controversée
Qui sont les deux hommes en question, nommés le 21 septembre au pôle économique du gouvernement ? A 70 ans, Tawfik Baccar, l’ex ministre vraisemblablement le plus visé par les propos du président de la République, est un ancien gouverneur suppléant aux assemblées annuelles de la Banque mondiale, ex président de l’Agence arabe pour l’investissement et le développement agricole.
En 1995, il entre au gouvernement comme ministre du Développement économique puis dirige le ministère des Finances à partir d’avril 1999. En janvier 2004, il est nommé à la tête de la Banque centrale de Tunisie pour un mandat de six ans. Il est reconduit dans ses fonctions en janvier 2010 mais remercié un an plus tard, le 17 janvier 2011, à la suite des évènements de la révolution qui a chassé l’ancien dictateur Ben Ali.
Il est aussi président cofondateur d’un think-tank, le Centre international Hédi Nouira. Après que son nom ait été évoqué à plusieurs reprises ces dernières années pour divers portefeuilles à caractère économique, il tente un retour sur le devant de la scène médiatique en 2018 en publiant « Le miroir et l’horizon, rêver la Tunisie », un livre aux allures de manifeste dans lequel il revient sur les événements révolutionnaires du 14 janvier 2011.
Une guerre ouverte et asymétrique
En faisant appel à ce qu’il considère comme des compétences expérimentées, Hichem Mechichi (46 ans) pense sans doute faire d’une pierre deux coups. Pragmatique, il veut s’entourer de profils capables de l’épauler pour son ambitieux chantier de relance économique post Covid19, tout en se forgeant une ceinture politique puissante d’ancien réseaux, lui qui se savait déjà dans un conflit ouvert avec le président de la République qui l’a pourtant choisi pour présider l’exécutif.
« C’est maintenant clair et net, Saied et Mechichi ne sont plus du tout sur la même longueur d’ondes.
Leur relation semble être devenue carrément conflictuelle et on va vers un scénario ressemblant à celui que fût celui de Béji Caïd Essebsi avec Chahed à partir de 2018. Sauf qu’en l’occurrence, Saïed ne fera pas dans la dentelle et les couacs qui vont être répétitifs, vont faire du bruit. Le pays n’avait pas besoin de ça », estime l’analyste Adnane Belhajamor s’agissant de la paralysie des institutions qui s’annonce cette fois plus aigüe que jamais.
Fort d’une popularité encore peu érodée par l’exercice d’une première année de pouvoir, Kais Saïed pense investir ce capital légitimité pour asseoir les bases d’un mandat aux accents révolutionnaires et belliqueux, seul contre tous. Une démarche populiste qui présente le risque de s’isoler dans sa tour d’ivoire, avec en réalité peu de prérogatives en vertu de la Constitution de 2014.
Face à lui, le jeune Mechichi est déjà assuré d’un triple soutien : le versant administratif de l’Etat profond, les affairistes du parti de Nabil Karoui, ainsi que du plus discret soutien d’Ennahdha au Parlement. Reste à savoir comment lui, l’homme le plus puissant du pays, répondra à cette humiliante ingérence dans le choix de ses conseillers. Las de ces querelles politiciennes et durement touchés par la crise économique, les Tunisiens pourraient bientôt sanctionner l’ensemble de ces belligérants.