Gouvernement Mechichi : le grand paradoxe
Jour J pour l’octroi de la confiance au gouvernement de Hichem Mechichi au Parlement qui se réunit le temps d’une séance plénière extraordinaire. Au moment où ses soutiens assurent que l’homme est assuré d’obtenir la confiance, l’ambiance n’est pourtant pas à la fête ni au Bardo ni à Carthage. En cause, un étrange revirement présidentiel de dernière minute : Kais Saïed a désavoué son propre poulain.
La Tunisie est dans une impasse politico-institutionnelle. Cela fait maintenant 7 années que le pays se cherche un chef de gouvernement « non accidentel ». Depuis que les assassinats politiques de février et de juillet 2013 ont donné lieu à des coalitions gouvernementales type dialogue national, le Palais de la Kasbah n’a en effet plus accueilli un représentant à coloration partisane de la majorité parlementaire.
Encore plus inconnu du grand public que ses prédécesseurs, Hichem Mechichi (46 ans) n’échappe à cette suspension qui ne dit pas son nom de la transition démocratique, au profit de divers arrangement constitutionnels et d’une situation d’exception qui n’a que trop duré. A tel point qu’il devient difficile pour les observateurs étrangers de comprendre l’inextricable imbroglio politique en cours, tant le feuilleton des remaniements et des démissions est complexe.
Un pouvoir totalement fortuit
Car Mechichi est un homme dont l’arrivée aux commandes du poste le plus puissant du pays est doublement, voire triplement accidentelle.
En 2014, Mehdi Jomâa y avait été parachuté par le consensus du dialogue national. Puis en 2015, avec la présidentialisation à contre-courant du régime politique censé être parlementaire mixte, Béji Caïd Essebsi avait installé un exécutant en la personne de Habib Essid, tout aussi éphémère. Se cherchant toujours un Premier ministre et non un chef de gouvernement, le même Caïd Essebsi désignait en 2016 Youssef Chahed, recordman de longévité avec trois années de pouvoir, au prix d’une rébellion contre son parrain politique dont il s’était affranchi.
Au lendemain des législatives de septembre 2019, Habib Jemli échouera à obtenir la confiance, et Elyes Fakhfakh fut enfin contraint de démissionner en juillet dernier suite à une affaire de conflit d’intérêts. La suite de cet « effet papillon » se joue aujourd’hui.
C’est à la faveur de cet improbable concours de circonstances que le ministre de l’Intérieur Hichem Mechichi se voit investi par le président Kais Saïed pour former un gouvernement, dans le cadre d’une seconde chance constitutionnelle pour le président de la République de garder la main s’agissant de la désignation d’un chef de l’exécutif aux prérogatives plus grandes que les siennes. Mais seconde chance ne signifie pas dernière chance pour les rédacteurs de la Constitution de 2014 qui ont prévu toutes sortes de scénarios.
Car, énième rebondissement rocambolesque, le toujours aussi énigmatique Kais Saïed a réussi à se brouiller avec son candidat quelques jours seulement avant que ce dernier ne se présente devant l’Assemblée.
Les tartufferies présidentielles
Echaudé par l’épisode des malversations imputées à Fakhfakh, Kais Saïed a visiblement tenu cette fois à non pas avoir un droit de regard sur la composition gouvernementale, mais à superviser lui-même la sélection ministérielle. En dépit de l’inconstitutionnalité d’une telle démarche, Mechichi joue le jeu, là où la Constitution ne l’oblige qu’à une simple consultation du président autour des deux ministères régaliens de la Défense et des Affaires étrangères.
Mais voilà, la présidence de la République a composé un menu à la carte, à l’image des préférences très personnelles du juriste Kais Saïed. Outre la judiciarisation de l’équipe ministérielle composée à 50% de magistrats et d’avocats, on retrouve ainsi proposé à l’Intérieur Taoufik Charfeddine, inconnu au bataillon hormis son activité en tant que juriste dans un petit championnat de football local pour avocats, et le fait qu’il ait été coordinateur de la campagne électorale de Kaïs Saïed dans la région de Sousse.
A l’Equipement, deux autres anonymes, technocrates, voient leurs noms figurer dans deux listes distinctes, jusqu’à ce que la présidence de la République ne revendique le bon nominé…
Mais on retrouve surtout comme ministre désigné à la Culture Walid Zidi, 34 ans, malvoyant. Inconnu des gens de la Culture, cet enseignant de traduction et de rhétorique, est chercheur en sciences rhétoriques et en psychologie du handicap. Il est également « poète, musicien et responsable animation d’un club à Tajerouine dédié aux talents littéraires », nous apprend son court CV.
Ce choix incarne à lui seul la doctrine Kais Saïed en ce qu’elle est fondamentalement une doctrine du « virtue signalling » (signalement ou affichage ostentatoire de la vertu), une idéologie dont on sait à présent qu’elle est férue de symboles charitables et de bons sentiments, voire de sentimentalisme, sorte de dérivé paroxystique du populisme.
Il a suffi que le président ait eu connaissance du médiatisé premier doctorat obtenu par un mal-voyant pour prendre sa décision. Une décision qui peut paraître imparable : qui peut bien oser critiquer une personne aveugle ou handicapée ? Mais parmi les voix qui s’élèvent pour contester ce choix, nul ne conteste les compétences universitaires du jeune homme. Simplement le credo Saïed, avant tout un credo des grands slogans, commence à lasser. N’est pas Taha Hussein qui veut.
Emu par une nomination qui le subjugue, Zidi se fend aussitôt d’un statut Facebook pour décliner le ministère, n’étant de son humble et propre aveu pas apte à diriger un tel département. Logiquement, l’homme est écarté dès le lendemain Par Mechichi. Mais obstiné et têtu, le président de la République va organiser une étonnante rencontre au Palais de Carthage pour réhabiliter « son » ministre malvoyant, qu’il va devant les caméras de la présidence noyer sous les compliments et les superlatifs, citant abondamment des textes coraniques. « Misérabilisme de mauvais goût », rétorquent sur les réseaux sociaux de nombreux artistes à propos des batailles autour de leur ministère de tutelle.
Et maintenant ?
Depuis cette indélicatesse, la rupture est consommée entre le président Kais Saïed et son chef de gouvernement désigné Hichem Mechichi. Ce dernier s’est logiquement tourné vers les ennemis de son ancien ami : le parti libéral-affairiste Qalb Tounes, mais aussi les très opportunistes islamistes d’Ennahdha qui ont saisi l’impensable aubaine après avoir été exclus de la composition gouvernementale. Tard dans la nuit de lundi à mardi, le Conseil de la choura d’Ennahdha a ainsi décidé de l’octroi de la confiance au gouvernement Mechichi. La messe est dite.
Pour le spécialiste en droit constitutionnel Slim Laghmani, « si le Gouvernement Mechichi n’obtient pas, aujourd’hui, la confiance du parlement, le président de la République aura le droit de dissoudre l’ARP (art. 89 de la Constitution). Le texte de l’art. 89 l’autorise cependant à ne pas le faire. Dans ce cas, c’est le gouvernement actuel qui demeurera, sous la présidence d’Elyes Fakhfakh. Et l’ARP restera, dans ce cas, quoi qu’on en dise, quoi qu’on lui dise, sous l’épée de Damoclès de la dissolution… »
« C’est tout ce que dit la Constitutionde 2014, poursuit l’expert. C’est la seule alternative prévue. Alternative bizarre, parce que logiquement, dans ce cas, le président de la République « doit » dissoudre l’ARP. Bizarrerie qui s’explique par le parlementarisme sentimental de la majorité des Constituants : « Il faut sauver le soldat ARP » », précise Laghmani à propos du souci irrationnel de sauver l’institution, comme une fin en soi, au nom de l’exemplarité de la transition démocratique.
« Peut-on nommer un autre chef du Gouvernement ? Certainement pas. Le seul article qui traite de la question (l’article 100) n’est pas applicable puisqu’il exclut, précisément, le cas d’un chef de gouvernement démissionnaire ou objet d’une censure parlementaire », avance Laghmani, catégorique.
En cas de refus de la confiance au Gouvernement Mechichi et si un nouveau chef de Gouvernement est désigné, proposé ou élu, cela ne voudra dire qu’une seule chose : nous serons sortis de la Constitution de 2014 et, par conséquent, de l’Etat de droit, conclue-t-il.