Gouvernement Mechichi : « De nombreux lieutenants, peu de généraux »

 Gouvernement Mechichi : « De nombreux lieutenants, peu de généraux »

28 ministres dont 8 femmes. Nous sommes loin d’une réduction drastique du nombre de ministères dans le cadre d’un gouvernement restreint promis un temps par Mechichi

Tard dans la nuit de lundi à mardi, in extremis dans les délais constitutionnels, le chef du gouvernement désigné Hichem Mechichi a présenté lors d’un point de presse à Dar Dhiafa la composition de son gouvernement résolument technocrate. Nous avons interrogé Lotfi Saïbi, expert en management, à propos de la pertinence des profils proposés, présentés comme étant des compétences indépendantes.  

Lotfi Saibi

En prélude au listing des ministres et secrétaires d’Etat, Mechichi a tenu préciser que cette équipe aura pour mission de « se pencher sur les questions sociales et économiques et de répondre aux préoccupations urgentes des Tunisiens », comme pour en justifier le caractère technocratique qui a sciemment exclu les partis politiques.

Titulaire d’un Master en management de l’Université Harvard, avec plus de 25 ans d’expérience internationale dans la planification stratégique, Lotfi Saïbi reste pour le moins sceptique.

 

LCDA : Doit-on lire la composition gouvernementale à l’aune du contexte socio-économique explosif ?

Lotfi Saïbi : Il faut bien se représenter que le pays accuse -21% de taux de croissance, ce qui se traduit par un chômage à 20% et une dette publique à 85% du PIB. En Tunisie, près de 2 jeunes sur 5 sont ce qu’on appelle des « NEET », qui signifie « Not in Education, Employment or Training » (ni étudiant, ni employé, ni stagiaire), inactifs.

Au lieu de parler programmes, il faudrait donc d’abord penser aux prochains 6, 12, ou 18 mois tout au plus : il s’agit de stopper l’hémorragie, de réanimer un corps inerte avant de penser au jour où il pourra remarcher. Dans ces conditions, a-t-on raison de privilégier les compétences ? La plupart des profils proposés sont certes expérimentés, mais est-ce bien ce type d’expérience dont nous avons besoin dans un contexte aussi volatile ?

En d’autres termes, les compétences des individus en question correspondent-elles aux problématiques actuelles, ou ont-ils été choisis en se disant que « comme ils sont compétents, ils s’en sortiront ! ». Car les réussites du passé ne garantissent pas nécessairement des résultats futurs.

Un membre d’un cabinet ou un ex ministre n’est pas mieux qualifié pour gérer un ministère en 2020, dans un environnement aussi complexe qu’incertain : un pays au bord de la faillite morale et économique, dont on confie le sort à une « élite » cooptée par un leadership politique présidentiel totalement inexpérimenté en matière de gestion de crise.

 

LCDA : Nommé à la tête d’un méga département où l’on a fusionné l’économie, les finances et l’investissement, Ali Kooli sera l’un des hommes forts de ce gouvernement. N’est-il pas un choix judicieux en ces temps de crise post Covid-19 ?

En parcourant la liste des noms proposés, je constate que compétence, patriotisme, et abnégation sont certes au rendez-vous. Ali Kooli et Moez Chakchouk (aux Transports, ndlr) sont effectivement parmi les meilleurs dans leurs domaines respectifs. Ils ont fait leurs preuves. La question est de savoir s’ils sont les meilleurs leaders en ces temps de conflit social ?

Je vois dans cette liste des soldats prêts à se sacrifier pour un intérêt supérieur, des lieutenants disciplinés, des capitaines capables de relayer des instructions, mais qui ne sont pas réputés pour remettre en question leur hiérarchie. Or, ce dont nous avons ardemment besoin aujourd’hui ce sont des généraux prêts à prendre des décisions douloureuses quitte à perdre quelques batailles pour au final remporter une guerre.

Combien d’énarques seront des généraux dans leurs ministères ? Je suis particulièrement préoccupé par la fusion des ministères de la Jeunesse, des Sports et de l’Insertion professionnelle, tout comme le choix à la tête de la Culture (un jeune professeur malvoyant de 34 ans, Walid Zidi, ndlr). Cela illustre le manque de discernement du président et du chef du gouvernement désigné quant à la jeunesse, ses perspectives d’emploi et plus généralement le rôle des arts dans leur intégration.

Je vois en Hichem Mechichi un loyal exécutant qui appliquera à la lettre les ordres de son général. En cela il a cherché et trouvé des personnalités qui lui ressemblent. A cet égard il n’a pas tant œuvré à trouver des compétences que de bons obeisseurs. Cela a de quoi inquiéter en temps de crise. Hormis quelques rares noms, je constate un grand nombre de gestionnaires intermédiaires, et pas assez de profils capables d’avoir un impact immédiat.

Cela dit nous pouvons nous attendre à quelques incidences positives maintenant que ces « middle managers » ont pour la première fois la possibilité de diriger l’administration. Beaucoup ont eu le temps de comprendre le fonctionnement des ministères et le cheminement des dossiers, et pourront éviter par conséquent les lourdeurs de la bureaucratie. Néanmoins nous espérions un gouvernement régi par un mindset novateur et efficient. Je ne suis pas certain que c’est ce dont nous héritons avec pareille équipe.

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Composition du gouvernement Mechichi :

Ministre de la Défense : Brahim Bartagi
Ministre de l’Intérieur : Taoufik Charfeddine
Ministre de la Justice : Mohamed Boussetta
Ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger : Othman Jarandi
Ministre des Affaires religieuses : Ahmed Adhoum
Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Investissement : Ali Kooli
Ministre des Technologies de la communication : Mohamed Fadhel Kraïem
Ministre des Transports et de la Logistique : Moez Chakchouk
Ministre de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Infrastructure : Kamel Eddoukh
Ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières : Leila Jaffel
Ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche : Akissa Bahri
Ministre de l’Industrie, de l’Energie et des Mines : Saloua Seghaier
Ministre de l’Environnement et des Affaires Locales : Mustapha Laroui
Ministre du Commerce et des Exportations : Mohamed Bousaïd
Ministre du Tourisme : Habib Ammar
Ministre de l’Education : Fathi Slaouti
Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique : Olfa Ben Ouda
Ministre des Affaires sociales : Mohamed Trabelsi
Ministre de la Femme, de la Famille et des Personnes âgées : Imen Houimel
Ministre de la Jeunesse, des Sports et de l’Insertion professionnelle : Kamel Deguiche
Ministre de la Santé : Faouzi El Mehdi
Ministre de la Culture : Walid Zidi
Ministre auprès du chef du gouvernement chargé de la Relation avec le Parlement : Ali Hafsi
Ministre auprès du chef du gouvernement chargée de la Relation avec les Instances constitutionnelles : Thouraya Jeribi
Ministre auprès du chef du gouvernement chargée de la Fonction publique et de la gouvernance : Hasna Ben Slimène
Secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Investissement, chargé des finances publiques et de l’Investissement : Khalil Chtourou
Secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères : Mohamed Ali Nafti
Secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Jeunesse, des Sports et de l’Insertion professionnelle : Sihem Ayadi