Gilles Kepel sèchement accueilli à Carthage
Venu mardi en émissaire spécial du président français Emmanuel Macron, l’intellectuel Gilles Kepel a été reçu par le président de la République Kais Saïed d’une façon qui déroge aux amabilités diplomatiques d’usage.
Le moins que l’on puisse dire est que l’ambiance semblait tendue au Palais à l’arrivée de la délégation française où était également présent l’ambassadeur français André Parant.
Après quelques propos convenus sur les thématiques à l’ordre du jour de cette rencontre, une vague « redéfinition des concepts » où le président Saïed aime à rappeler qu’il ambitionne la mise en place de « nouveaux paradigmes » en tant que leader d’un genre nouveau, ce dernier se fend d’une phrase lourde de sens, dès les salutations faites à son hôte : « Nous avons dépassé le 19ème siècle. L’ère de Jules Ferry est révolue »…
« Absolument », acquiesce Kepel, pour qui cela semble couler de source.
« La souveraineté » martelée une dizaine de fois
Rapide changement de plan dans la vidéo montée par le Palais. « Je m’adresse à Monsieur l’ambassadeur de la France », enchaîne Saïed, solennel. « S’agissant des rapports avec la Tunisie, nous avons des rapports de bon voisinage, avec de nouvelles perspectives qui impliquent une légitimité réelle du pouvoir. La distinction doit être claire entre la légitimité et la légalité… Parfois il n’y a qu’une pseudo légalité. Pour que la légalité soit légitime, elle doit être l’expression de la volonté générale du peuple, l’expression de la volonté du titulaire de la souveraineté ».
Que signifient ces propos quelque peu cryptés et abscons ? En se référant à la rhétorique de Kais Saïed pour les traduire, il s’agit simplement de l’affirmation de sa propre légitimité autoproclamée comme étant un leader découlant « réellement » de la volonté populaire, et ce pour la première fois depuis l’histoire post indépendance de la Tunisie. Ce faisant, le président tunisien requiert explicitement d’être traité autrement que ne l’avait fait la France, tutélaire, avec ses prédécesseurs dont Bourguiba, Ben Ali, et Caïd Essebsi.
En précisant qu’il adresse ses propos spécifiquement à l’ambassadeur de France, Kaïs Saïed a par ailleurs réitéré les termes « souveraineté » et d’« Etat souverain » à pas moins de neuf reprises en deux minutes, rappelant au passage que « l’homme est né libre », dans une citation de Rousseau, puisée dans ses archives qu’il aime à déterrer.
Dans un bref communiqué, l’ambassade de France à Tunis explique que : « Lors de ces entretiens, (y compris avec la cheffe de gouvernement Najla Bouden, ndlr), l’envoyé spécial a présenté sa mission, qui vise à étudier les liens entre les développements en cours dans les pays de la rive sud de la Méditerranée et la société française, et des approches communes pour lutter contre l’extrémisme religieux ».
Isolement diplomatique
Depuis près d’un mois, Gilles Kepel, qui dirige notamment la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure, est en effet en tournée dans la région, chargé par l’Elysée d’une mission qui avait commencé dès le mois de mars dernier à Ankara en Turquie.
Mais sa visite à Tunis intervient dans le contexte particulier d’une escalade verbale entre Paris et Carthage, l’ambassade de France ayant relayé le 5 avril un point presse où « la France marque sa préoccupation s’agissant des derniers développements en Tunisie. Elle rappelle son attachement au respect de l’État de droit et à l’indépendance de la justice. Elle souhaite le retour, dans les meilleurs délais, à un fonctionnement normal des institutions, pour pouvoir répondre à l’urgence économique et sociale » :
Une déclaration officielle qui s’aligne sur celle des Etats-Unis, en réponse à la dissolution du Parlement tunisien par le président Saïed, considérée comme inconstitutionnelle.
Hier 12 avril, l’ambassadeur américain sortant, Donald Blome, qui quitte la Tunisie vers le Pakistan, a effectué la passation en désignant son assistante Natasha Franceschi comme désormais chargée de la mission de représentante des USA dans le pays. Il n’est pas clair à ce jour si Blome sera remplacé par successeur de son rang, ce qui tend à isoler un peu plus Tunis sur la scène internationale, en pleine crise économique et sociale.