Gabriel Martinez-Gros : « Les invasions franque et mongole marquent la fin de l’aventure historique arabe »
L’historien, spécialiste du monde musulman médiéval, a publié en début d’année “De l’autre côté des croisades”. Cet ouvrage passionnant sur l’effondrement de l’Empire islamique, entre les XIe et XIIIe, siècles apporte un éclairage essentiel pour comprendre l’influence qu’a eue l’Islam en Europe.
Propos recueillis par Abdeslam Kadiri
LCA : Quelle est l’idée principale du livre ?
Gabriel Martinez-Gros : Cet ouvrage a pour objectif de rétablir le caractère central de l’Islam. En insistant sur les invasions mongoles en Orient à côté de la poussée “franque” (“occidentale”, dirions-nous aujourd’hui), on rétablit l’équilibre entre les deux ailes du monde dans lequel évoluaient les intellectuels arabes entre le XIIe et le XVe siècle.
En outre, le livre est centré sur les deux plus grands historiens de l’Islam médiéval : Ibn Al-Athir, témoin direct des grands combats, et qui meurt dans l’angoisse collective, en pleine tourmente mongole ; et Ibn Khaldûn, qui vit cent cinquante ans plus tard dans un empire rabougri, mais restauré, au Caire.
LCA : Au fond, les croisades ne sont qu’un épisode de l’affaissement de l’empire islamique, pris entre Francs et Mongols ?
Gabriel Martinez-Gros : Absolument. Ibn Khaldûn en particulier, le plus théoricien des deux, envisage les événements comme nous le faisons pour les invasions barbares dans l’Empire romain. S’il y a des invasions, c’est que le régime est faible, et donc l’historien doit surtout expliquer les raisons de cette faiblesse de l’empire. La force des envahisseurs ne tient qu’à cette dernière. Il y a des conquérants d’abord parce qu’il y a des conquis, incapables de se défendre.
Pour Ibn Khaldûn, qui donne l’explication la plus magistrale, cette faiblesse islamique tient au vieillissement de l’empire fondé par les Arabes quatre siècles auparavant. Ces invasions, entre le XIe et le XIIIe siècle, marquent la fin de l’aventure historique arabe – et du califat qui en était le signe. Les Berbères au Maghreb, les Francs dans certains territoires, et les Turcs partout ailleurs, remplacent les Arabes.
LCA : Quelle lecture font les Arabes des croisades ? Comment les considèrent-ils à cette époque ?
Gabriel Martinez-Gros : Cette fois-ci, c’est plutôt Ibn Al-Athir (1160-1233), témoin direct des événements qu’il faut consulter. Dès les premières années du XIIe siècle, les Arabes comprennent que les Francs sont à l’offensive en Méditerranée : des chevaliers normands s’emparent de la Sicile entre 1060 et 1090. En Espagne, la Reconquista commence par la chute de Tolède en 1085.
Les croisades, qui prennent Jérusalem en 1099, ne sont qu’un épisode de cette poussée franque. D’où les premières interprétations de celles-ci par les historiens arabes. L’aspect religieux est minimisé, ces croisés sont perçus comme des mercenaires, soit au service des Byzantins, soit au service des Fatimides, chiites installés en Egypte, les uns et les autres en difficulté face aux invasions turques.
Les chiites auraient favorisé l’invasion franque pour couper la route de l’Egypte aux Turcs. Ce qu’Ibn Al-Athir ajoute en propre, c’est la perception du deuxième danger, mongol, au début du XIIIe siècle. Sous l’année 615 (1219), il écrit que jamais l’Islam n’a couru un si grave danger, entre les Mongols qui envahissent l’Asie centrale islamique et les Francs qui débarquent en Egypte.
LCA : Il y a une hésitation chez les historiens arabes à propos du but véritable de ces croisades : Jérusalem, ou Constantinople ?
Gabriel Martinez-Gros : En effet, chez Ibn Khaldûn, l’histoire des croisades s’arrête pratiquement à la prise de Constantinople, en 1204, par les Francs. Et c’est logique. Si l’objectif de la croisade n’est pas fondamentalement religieux, et si on la relie à tous les autres gains occidentaux en Méditerranée, alors le but, c’est le rétablissement de l’Empire romain, du Mare Nostrum, dont Constantinople fut la capitale.
Et c’est vrai : au XIIIe siècle, peu à peu, Constantinople prend le pas sur Jérusalem. Encore en 1187, lorsque Saladin conquiert cette dernière, toute l’Europe est secouée par un choc religieux intense ; mais trente ans plus tard, on est passé à un projet impérial et méditerranéen, qu’incarne bien l’empereur allemand Frédéric II (1194-1250), grand admirateur à la fois de l’Antiquité romaine, de la philosophie grecque et de la civilisation arabe.
LCA : Comment les Mongols conquièrent-ils l’Empire islamique ? Le tournant de ces invasions se situe-t-il lors de la prise de Bagdad en 1258 ?
Gabriel Martinez-Gros : Le choc des invasions mongoles, entre 1220 et 1260 surtout, est incommensurablement plus fort que les croisades. Il se prolonge en outre jusque vers 1400 avec Tamerlan. Sa puissance de destruction est énorme – sans doute plusieurs millions de morts, pour une population mondiale qui ne dépasse pas 350 à 400 millions d’âmes en 1250. Rien à voir avec les opérations militaires limitées des croisades !
En outre, les Mongols achèvent de couper en deux culturellement le monde islamique : à l’est de la Syrie, les pouvoirs héritiers des Mongols, même quand ils se convertissent à l’Islam, adoptent le persan et non l’arabe. C’est à cette époque – après 1250 – que naît le “monde arabe” : c’est-à-dire à peu près le tiers du monde islamique qui continue d’écrire en arabe, entre la Syrie et Al-Andalus.
Le point d’orgue de cette invasion, c’est en effet la destruction de Bagdad en 1258, l’extermination de sa population et de la famille des califes abbassides. Bagdad avait été depuis 750 le centre incontesté de l’Islam, et c’est pour cela que les Mongols la détruisent. Le premier rang revient au Caire, entre 1250 et 1517, puis à Istanbul avec les Ottomans. Mais aucune capitale ne régnera aussi totalement que Bagdad.
LCA : Les Arabes ont-ils résisté ? Aujourd’hui, quels récits l’Orient et l’Occident font-ils des croisades ?
Gabriel Martinez-Gros : Après le milieu du XIe siècle, les Arabes ne jouent plus de rôle militaire important, sauf quelques tribus supplétives des armées dynastiques, qui sont berbères au Maghreb et turques en Orient. Ce sont des Turcs qui combattent les Francs et même des Turcs – les Mamelouks – qui arrêtent leurs cousins païens mongols aux portes de l’Egypte en 1260.
C’est évidemment le nationalisme arabe du XXe siècle qui a transformé Saladin en héros arabe. C’est ce même nationalisme qui a fait des croisades un événement plus important que la poussée mongole, contre toute évidence. On a reporté sur le Moyen Age la domination moderne de l’Occident sur le monde. Et celui-ci a approuvé, parce qu’il est toujours gratifiant qu’on fasse de vous le centre du monde, même si c’est pour vous vilipender.
Aujourd’hui, les courants s’inversent. L’Occident est en recul évident, la Chine monte, le nationalisme arabe est à peu près mort et le jihadisme se préoccupe autant des combats de l’Islam en Afrique et en Asie qu’en Europe.