Une histoire méconnue
On ne répétera jamais assez l’importance du travail des historiens. Maître de conférences à l'université de Bretagne sud, Armelle Mabon a enquêté pendant de nombreuses années pour essayer de comprendre ce qu’il s’était vraiment passé le 1er décembre 1944 à la caserne de Thiaroye au Sénégal.
Ce jour là, des tirailleurs « sénégalais », officiellement au nombre de 35, alors qu’il manquerait plus de 300 ex-prisonniers à l’appel, ont été tués par l’armée française. Des tirailleurs qui réclamaient juste leur rappel de solde de captivité. Retour sur cette terrible histoire avec Armelle Mabon.
LCDL : Comment a commencé l’affaire des tirailleurs « sénégalais » de la caserne de Thiaroye » ?
Armelle Mabon : Le 5 novembre 1944, plus de 1600 ex-prisonniers de guerre qui avaient passé, pour le plus grand nombre, quatre années de captivité dans les Frontstalags en France après s’être battus contre l’ennemi allemand, ont quitté Morlaix pour rejoindre leur terre natale. C’était le premier contingent de tirailleurs dits «sénégalais» à rejoindre l’Afrique occidentale française (AOF) pour être démobilisés. Après s’être évadés, certains avaient rejoint les rangs de la Résistance (Forces françaises de l’intérieur).
Le 1er décembre 1944 à la caserne de Thiaroye au Sénégal, ces rapatriés qui avaient réclamé leur rappel de solde de captivité ont été rassemblés sur ordre des officiers devant les automitrailleuses, qui ont tiré faisant officiellement 35 morts alors qu’il manque, selon les sources, plus de trois cents ex-prisonniers de guerre.
Le 5 mars 1945 à Dakar, trente-quatre «mutins» rescapés du massacre ont été condamnés à des peines pouvant aller jusqu’à dix années d’emprisonnement avec dégradation militaire, interdiction de territoire, amendes pour rébellion armée, refus d’obéissance, outrages à des supérieurs.
Heureusement, le travail des historiens a fini par révéler des documents falsifiés et montrer que le récit officiel est, en réalité, un mensonge d’État qui a permis de camoufler la spoliation des soldes de captivité, le massacre prémédité, le nombre exact de victimes et de faire condamner des innocents.
Vous demandez la mise en place d’un procès en révision…
Ces hommes, condamnés à tort doivent retrouver leur honneur, leur dignité. C'est aussi l'honneur de l'Armée qu'il faut préserver non pas en niant mais en reconnaissant les faits officiellement. N'avons nous pas aujourd'hui besoin de symboles forts de justice ? Ces hommes venus d'Afrique doivent être réhabilités via un procès en révision comme le capitaine Dreyfus à son époque, mais ici à titre posthume. Il faut aussi penser à toutes ses familles.
Ces prétendus « mutins » ont bénéficié des lois d’amnistie en 1946 et 1947 mais demeurent coupables. Le doute sur leur culpabilité est désormais acquis et rien ne peut s’opposer à ce que ces hommes bénéficient à titre posthume de l’article 622 du code de procédure pénale prévoyant la révision du procès lorsqu’après une condamnation, vient à se produire un fait nouveau ou à se révéler un élément inconnu de la juridiction au jour du procès.
Il a fallu attendre soixante-dix ans avant qu’un président de la République n’évoque cet événement et ne se montre disposé à reconnaître la réalité des faits. Il a annoncé solennellement sa volonté de réparer une injustice sans pour autant évoquer la saisine de la commission permettant d’innocenter ces hommes.
La ministre de la Justice ne peut pas être contre un procès en révision, l'innocence de ces hommes est évidente. Nous devons tous être dignes et la seule façon de l'afficher sincèrement c'est avec la saisine de la commission d'instruction permettant d'annuler les condamnations.
Justement, pourquoi selon vous la justice française, 70 ans après les faits et malgré les preuves irréfutables, refuse toujours d’accepter un procès en révision ?
Je pense que s'il s'agissait de prisonniers de guerre métropolitains, cette revendication serait plus facilement prise en compte et donc des « blancs » seraient déjà réhabilités. Mais il s'agit de noirs qui ramènent à la colonisation, aux sujets de l'Empire.
Je fais un parallèle avec les migrants qui meurent aujourd’hui dans la Méditerranée et ce fabuleux plaidoyer de Fatou Diomé (NDLR : l’écrivaine avait magistralement dénoncé l’hypocrisie de l’Occident face au drame des réfugiés sur France 3 le 26 février dernier).
Fatou Diomé avait très bien expliqué que « Si c'étaient des blancs qui se noyaient, le monde irait à leur secours »… Il y a aussi peut-être aussi la crainte de s'interroger sur d'autres massacres coloniaux, d'autres mensonges d'Etat, d'autres réparations.
Pourquoi cette « affaire » ne resurgit que maintenant ?
Il y a eu une histoire officielle d'une rébellion armée, d'hommes qui avaient perçu plus que leur dû, des condamnations légitimes. Il a fallu du temps pour parvenir avec les archives à déterminer une spoliation des soldes, un massacre prémédité puis une instruction à charge avec la couverture après coup du gouvernement provisoire. C'était une véritable machination.
Et il faut ajouter que des historiens ont conforté l'histoire officielle parfois en inventant des faits ou en ne traitant pas certains documents d'archives contraires à la thèse qu'ils défendaient. Il y a eu un temps où les archives n'étaient accessibles que sous dérogation. Dès le début, j'ai éprouvé des difficultés et j'ai très rapidement senti que l'histoire n'était pas claire mais en fait j'ai fini par retrouver la plupart des circulaires.
Par contre, il m'a fallu plus de temps pour m'apercevoir que les rapports des officiers étaient mensongers, que des informations fausses avaient été disséminées notamment pour cacher le nombre de victimes. Je n'ai pas retrouvé les documents permettant de donner le nombre des victimes exactes et encore moins leur nom (sauf 5). Mais l'innocence des condamnés doit être désormais confirmée par la justice, comme pour le capitaine Dreyfus …
Propos recueillis par Nadir Dendoune
Une photo d’Antoine Abibou, prise du côté de Rennes du temps où il était prisonnier. Crédit photo : Archives famille Abibou.
Une photo de Doudou Diallo, prise à Betton près de Rennes, portant dans ses bras sa fille Maïté. Condamné à Thiaroyen Doudou Diallo fut le premier amnistié en 46. Il est devenu le président des anciens combattants du Sénégal. Crédit photo : Maïté Diallo
Des prisonniers (aux environs de Rennes), certains étaient à Thiaroye. Crédit photo : Archives famille Le Gouarin.