France – Tunisie. Judiciarisation de la vie politique : les limites d’une comparaison

La condamnation de Marine Le Pen, le 31 mars, à quatre années de prison dont deux fermes, assortis de cinq années d’inéligibilité avec exécution provisoire, défraye la chronique en France mais aussi parmi les observateurs tunisiens de la vie politique dans leur propre pays.
De la même façon qu’Orban en Hongrie ou encore que le Kremlin ont aussitôt saisi l’occasion pour déplorer une « violation des normes démocratiques », suite à la décision du tribunal de Paris de reconnaître la leader de l’extrême droite française comme coupable de détournement de fonds publics, certains Tunisiens généralement pro actuel pouvoir se gaussent également de cette situation exceptionnelle sur le mode « Voyez, chez eux aussi, l’Occident donneur de leçons, on met les opposants politiques en taule en leur assénant un déni de justice ! ».
Mais l’analogie tient peu la route en réalité s’agissant de l’état de la vie politique des deux pays. Comme dans le cas des récentes réquisitions sévères (7 ans de prison) contre l’ancien président Nicolas Sarkozy (où les syndicats de la magistrature ont pu jouer un rôle), de longues années d’enquête, de débats contradictoires et de procédure ont été nécessaires avant le dénouement du procès Le Pen en première instance. En Tunisie quelques mois seulement d’une procédure expéditive ont suffi à placer en détention et ainsi décimer la majorité des chefs de l’opposition sous le chef d’accusation fleuve de « complot contre la sûreté de l’Etat ».
Le barreau tunisien, une école surreprésentée au sein de la politique
S’il ne s’agit pas d’une spécificité tunisienne, le pays étonne par le nombre d’avocats animant la vie politique. Naturellement, en tant qu’école par excellence de l’art oratoire et de la connaissance du droit, le métier de juriste prépare souvent à une entrée favorisée dans les méandres de la vie politique. Au cours de la législature de 2014 à 2019, le Parlement tunisien comptait 37 avocats, ce qui en faisait le corps de métier le plus représenté dans l’hémicycle.
Culturellement cependant, il est rare que ces derniers se prévalent d’avoir défendu les pires criminels, contrairement aux ténors du barreau français qui à l’image de Maître Jacques Vergès ont écrit leurs lettres de noblesse dans l’octroi d’un procès équitable aux hommes les plus dangereux, précisément au nom de l’Etat de droit.
C’est qu’une grande partie de la classe politique tunisienne a placé la notion de vertu ou de « moraline » comme l’appelait Nietzsche, au centre de son paradigme. Une forme de surenchère moralisatrice conséquence certes d’un lourd passé de décennies de corruption kleptocratique, mais également de balbutiements démocratiques où l’on croit encore collectivement, y compris au sein de l’électorat de masse et des élites, à la figure de l’incorruptible redresseur de torts.
Ennahdha a ainsi pu un temps recueillir des centaines de milliers de voix en sa qualité de parti de « ceux qui craignent Dieu », puis Youssef Chahed et sa « guerre contre la corruption » s’est essayé à ce créneau électoralement porteur. Les ONG les plus en vue tels que I-Watch en font une obsession, tandis que des partis tels que le Courant démocrate (Attayar) font de l’anti-corruption leur thème de prédilection. Si bien qu’une fois ministres, certains membres de ce parti ont porté plainte contre d’autres ministres en exercice de leur propre gouvernement par souci d’exemplarité, et appelé Kais Saïed à appliquer l’article 80 qui suspend les institutions démocratiques, au nom de la guerre quelque peu bigote et don-quichottiste contre « les corrompus ».
Un carnage fratricide via l’instrumentalisation du droit
En ce sens, l’avènement de Kais Saïed au pouvoir absolu n’est qu’une consécration paroxystique, voire caricaturale et débridée de ce paradigme vertueux tous azimuts. Pour expliquer le véritable bain de sang dans lequel se trouve le paysage en ruine de la politique tunisienne, l’ancien élu municipal, Fethi Bel Hadj Hammouda, écrit :
« Savons-nous pourquoi les Tunisiens croient si rapidement aux fausses nouvelles ? Parce que nos politiciens ne s’intéressent trop souvent qu’aux faits et aux lois correspondantes, sans se soucier du contexte politique. Trop de ces politiciens plaident uniquement pour se disculper ou pour accuser les autres. Cette génération de politiciens se préoccupent uniquement des preuves et des éléments à charge. Elle est prompte à classer autrui en innocents ou en coupables.
En cela, ils ne sont pas semblables à ces politiciens aux quatre coins du monde, qui recherchent des dénominateurs communs, débattent des priorités et forment des alliances.
Notre élite politique, dont Mohamed Abou, Samia Abou, Ghazi Chaouachi, Abir Moussi, Rida Belhaj, Ahmed Nejib Chebbi, Saif Eddine Makhlouf, Béji Caïd Essbsi, ou encore Noureddine Bhiri, Samir Dilou, et Abdelfattah Mourou… est composée uniquement d’avocats soutenus par des juges (souvent leurs épouses) ou des enseignants de droit comme Jaouhar Ben Mbarek et Kais Saïd…
Ainsi Abir Moussi pensait que la vie politique se déroulait dans les couloirs des tribunaux… Elle avait présenté des dizaines de dossiers de toutes sortes contre ses adversaires, à l’affut des irrégularités, cherchant des vices de procédure jusque dans les bureaux d’ordre, au mépris des rapports de force politiques. Notre élite politique croit fermement aux articles de loi, et son discours politique n’est qu’une interprétation des faits, sans réellement servir les intérêts du peuple. Ils ne pratiquent pas la politique comme ils le prétendent ; ils ne font qu’exercer le métier d’avocat dans des affaires d’intérêt public ».
Cette dérive légaliste fait en sorte que la seule préoccupation de ces élites est de faire valoir ce qu’elle considère être la vérité, à la faveur d’une certaine dissonance cognitive, et sans relativisme aucun… Ces populismes s’étonnent au final qu’une partie du public perçoit les choses autrement, dans la mesure où le peuple est « seul juge » conformément à la doctrine consistant à prendre à témoin en permanence l’opinion. En résulte au mieux une mauvaise gouvernance qui s’acharne dans une fuite en avant vers de mauvaises directions (récupération des fonds mal acquis en guise de politique économique, remaniements incessants, purges impossibles de l’administration, etc.), au pire la tentation de l’éradication en amont de toute partie adverse via des procès politiques et une République des juges.
Dès les années 80, la scène dramaturgique tunisienne avait prophétisé ce fléau inquisiteur du bûcher. Le comédien Abdelkader Mokdad a en effet incarné dans l’une de ses pièces le personnage d’un homme politique tyrannique qui prétextait l’intérêt supérieur pour espionner les correspondances privées des citoyens. Critiqué par un interlocuteur, il répondit par une réplique devenue culte : « J’ai bien étudié tous les articles de loi… Pas le Qanoun instrument sur lequel on joue (jeu de mot avec le Qanoun « droit en arabe »), mais le droit avec lequel on frappe ». Il ne croyait pas si bien dire.
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Opinion. L’opposition tunisienne et l’engrenage du paradigme vertueux