Tribune / Islam de France, engagements politiques et papillonnages partisans

 Tribune / Islam de France, engagements politiques et papillonnages partisans

Yassine Ayari


Au sein de la grande diversité du paysage associatif musulman de France, on relève une frange importante qui s’engage au sein de la société pour politiser ses combats et produire une vision musulmane des questions politiques. Inspirée par la praxis des frères musulmans, volontiers opposée à l’islam institutionnel, cette tendance se démarque également des mouvements piétistes par une insertion plus franche et mieux assumée au sein de la société à travers divers collectifs dont celui des Musulmans de France (CMF). 


En multipliant les conférences de fond dans toutes grandes villes de France, le CMF parvient à devenir un acteur des débats relatifs à l’islam de France en offrant à la fois une tribune à des intellectuels intéressés par le fait islamique et en produisant eux-mêmes leur propre vision. Le point d’orgue de cette stratégie sera la rencontre avec Tariq Ramadan.


Mais les années sont passées, le Musulman de France est devenu un exutoire politique, la guerre de la représentation politique d’une communauté religieuse et une génération a passé le témoin à la suivante. Quoi de commun entre un Tariq Ramadan présent au Forum Social Mondial de St-Denis de 2003 avec un discours progressiste faisant penser à un activisme musulman dans la droite ligne des théologies de la libération (mouvement chrétien né en Amérique du Sud qui recentre le message religieux et l’action auprès des plus pauvres) et un Nabil Nasri qui bat le rappel du terrain communautaire musulman pour s’opposer au mariage homosexuel ou faire front aux primaires de la droite et du centre contre Nicolas Sarkozy en soutenant Alain Juppé ?


Certes, près de 15 ans ont passé, les acteurs sont différents par leur tempérament, leurs idées et la réalité de leur ancrage social. Une génération a pris le dessus sur une autre. Et, surtout, l’environnement n’est plus le même. Alors à quoi bon comparer deux dynamiques que tout semble séparer ?


D’abord parce qu’il y a une filiation entre les uns et les autres. Plus particulièrement, le Collectif des Musulmans de France a à son actif d’avoir construit et consolider l’audience de Tariq Ramadan en France. Ce même collectif sera dirigé plus tard par Nabil Ennasri avec certes des réorientations en termes de projet mais en maintenant un certain substrat idéologique.


Mais surtout, les acteurs en questions sont concernés par le même environnement et les mêmes enjeux autour de l’islam de France à savoir celui de la protection d’une supposée « identité » musulmane frappée par les « discriminations » et dépossédée de sa « souveraineté ». En d’autres termes, on parle toujours de ces réseaux de l’islam français et/ou européen qui s’engagent sur les questions de société et qui veulent faire émerger un discours musulman « autonome ». Malgré les divergences personnelles et les facteurs d’environnement, on pourrait donc s’attendre à une certaine cohérence stratégique. Celle-là même que l’on recherche, en vain, entre le forum social mondial et la manif pour tous.


A défaut, il pourrait être utile d’analyser justement les incohérences de ces changements de posture imprévus avec toutes les conséquences que cela suppose. Que l’on soit clair, il ne s’agit certainement pas de développer ici un discours normatif disant le bien le mal entre une dynamique progressiste et une autre plus conservatrice. Nous nous en tiendrons aux choix stratégiques des acteurs en question et à la conséquence de ceux-ci sur les gens qu’ils se targuent de défendre.


Le choix de figurer parmi la grande famille du mouvement social a une signification politique importante. Ce positionnement marque en effet un discours engagé sur un référentiel islamique qui fait la part belle à l’égalité, la justice sociale, le partage des richesses et la critique de la mondialisation. Ce positionnement n’est pas inédit dans le champ religieux, dans et en dehors des pays musulmans. Il pose cependant un compagnonnage qui est loin d’être anodin entre, d’une part, des musulmans engagés sur la praxis définie par Hassan el Banna (fondateur des Frères Musulmans) et, d’autre part, des militants de gauche de culture séculière (voire franchement anticléricale) nettement plus à l’aise avec la gauche arabe (qui, elle, exècre évidemment l’islam politique, ce qui n’est pas sans compliquer le jeu).


Ce jalon se pose d’abord avec un travail intellectuel important accompli en grande partie par un Tariq Ramadan qui saisit là l’opportunité d’apparaître comme l’intellectuel organique d’un mouvement sociologiquement ancré au sein des descendants des immigrés maghrébins en France, désormais réislamisés. Il se fait aussi parce qu’une attitude pragmatique apparaît des deux côtés, les uns et les autres ayant une lecture compatible des rapports de domination. Il prend forme, enfin, parce qu’en dehors d’une frange « national-républicaine », la gauche incarnée par le forum social mondial a su penser la place des minorités ethniques, sexuelles, linguistiques ou religieuses. Les deux ingrédients de la rencontre de Tariq Ramadan avec Alain Gresh ou Denis Sieffert sont donc d’une part, une vision convergente de la justice sociale et, d’autre part, la possibilité d’insérer la question de l’islamophobie dans le faisceau plus large de la lutte contre les discriminations avec tout ce que cela suppose comme synergies possibles.


La réorientation du CMF sous l’impulsion de Nabil EnNasri relève d’une autre analyse des évènements politiques. Sans rompre avec la nécessité d’un discours de justice sociale, de lutte contre les discriminations mais aussi en approfondissant les préoccupations environnementales, la sphère d’influence du jeune leader se mobilise sur la question sociétale posée par le mariage homosexuel. Il n’y a rien de particulièrement surprenant à ce que des religieux rejettent cette réforme. Ce qui l’est davantage, c’est de faire de cette opposition le fer de lance de la mobilisation communautaire par la biais de livres, de conférences, de prises de parole tout en conspuant à la fois cette gauche qui aurait ainsi définitivement montré son « vrai » visage en trahissant  « nos » valeurs et ces acteurs musulmans (ou assignés à une telle identité politico-religieuse) accusés de ne pas dénoncer publiquement la loi Taubira.


L’organisation de ce clivage va mettre au second plan les questions sociales qui avaient permis de jeter des ponts avec les libertaires du courant altermondialiste et anticapitaliste. Plus dérangeant, les ponts se jettent désormais vers la droite conservatrice et l’extrême-droite la plus réactionnaire et islamophobe. C’est ce qui a permis à Farida Belghoul de se poser comme lien, implicite ou non, entre Alain Soral et Nabil Nasri. Plus généralement, en élargissant la question du « mariage pour tous » à celle du genre, cette partie de l’activisme musulman relaie et élabore un discours de plus en plus clivant sur fond de paranoïa et de complotisme. La gauche voudrait commencer par le mariage gay pour effacer les différences de genre, travestir les garçons en filles et inversement.Cette fois, c’est des enfants qu’il s’agit. L’émotion autour de la question fera le reste.


Cette évolution stratégique du discours au sein de cette frange particulière d’activistes musulmans passant de l’altermondialisme au conservatisme le plus rude pose pour le moins questions. D’abord sur la sincérité des engagements. Le motif principal de ceux qui voulaient faire barrage à cette sensibilité au début des années 2000 était celui d’un supposé « double discours des intégristes » et donc d’un manque de sincérité dans des engagements humanistes opportunément manipulés pour une cause particulariste. Cela avait à l’époque l’allure d’un procès d’intention des plus injustes. Aujourd’hui, la facilité avec laquelle cette mouvance sacrifie les idéaux universels qu’elle disait avoir adopté au profit d’impératifs moraux qui en font les alliés des réactionnaires les plus durs mériterait d’être interrogée : qu’est-ce qui dans la démarche était réellement universel, sincère et non particulariste ?


L’autre question posée concerne l’approche des minorités et la capacité à vivre avec les différences d’autrui. La réponse devrait être évidente pour tout musulman vivant en Occident et donc comme individu évoluant au sein d’une minorité religieuse voire culturelle et dans un environnement essentiellement sécularisé. C’était aussi l’un des points de convergence de ces activistes musulmans avec la famille altermondialiste : des droits égaux pour tous signifie abolir les discriminations contre toutes les minorités, qu’elles soient religieuses ou sexuelles. Cela suppose de tolérer et reconnaître la légitimité des droits d’autrui sans pour autant partager ses orientations.


On ne peut pas négliger le malaise des religieux devant la question des orientations sexuelles. Cela fait aussi parti de leur construction. Cependant, dans un espace politique sécularisé où le religieux n’est plus la référence morale exclusive, on est en droit d’exiger de la part des acteurs politiques inspirés par leur foi un minimum de cohérence tant on ne peut à la fois exiger la lutte contre le racisme et l’islamophobie et exclure tout débat sur les droits politiques des minorités sexuelles. Autrement, il s’agirait d’une volonté caractérisée d’instrumentaliser les combats politiques collectifs au profit d’une petite minorité. Même si le terme est quelque peu galvaudé, on peut parler de communautarisme.


Reconnaissons le, la mobilisation des acteurs religieux n’est pas une mince affaire. Elle pose un défi pour la société démocratique, celui d’accepter la présence de toutes les sensibilités dans les lieux de dialogue tout en posant des limites claires. Elle pose un défi encore plus grand aux acteurs eux-mêmes, celui de leur cohérence et de leurs tentations. Celle de mettre en jeu la sérénité et la sécurité des musulmans qu’ils disent défendre sur la base d’un discours clivant et réactionnaire est à nos yeux la plus inquiétante.


Yassine Ayari