Raphaël Liogier : “Finalement, notre rapport à l’islam n’est qu’un prétexte”
Entretien avec Raphaël Liogier sur le mythe du complot musulman contre l’Occident, les discours déclinistes, mais également le protectionnisme culturel européen… Une interview parue dans notre magazine Le Courrier de l’Atlas (édition novembre 2015), que nous partageons avec nos lecteurs du site en raison de son importance et de son actualité.
L’Europe porte les stigmates de la fin de sa domination sur le monde. Dans son dernier ouvrage, le “Complexe de Suez” (Ed. Le bord de l’eau), Raphaël Liogier, professeur de sociologie à Sciences-po-Aix, revient sur la crise de 1956, avec ses conséquences sur le destin des nations européennes et plus particulièrement celui de la France.
LCDL : Dans votre nouvel ouvrage, vous développez l’idée d’un complexe européen, plus prononcé en France, à la suite de l’humiliation vécue par les Européens après la crise de Suez. Les nations européennes se considèrent en état de siège, propice au repli identitaire. Ce travail s’inscrit-il dans la suite de votre Mythe de l’islamisation, publié en 2012 ?
Raphaël Liogier : Oui, c’est presque le deuxième volet de la trilogie que j’ai commencée avec Le Mythe de l’islamisation (Ed. Seuil) et qui se clôturera avec La guerre des civilisations n’aura pas lieu (Ed. CNRS). Il s’agit de contrecarrer les discours déclinistes, mais également cette espèce de protectionnisme culturel qui pousse l’Europe à un repli sur elle-même.
A quoi il faut ajouter une obsession de l’islam…
Finalement, notre rapport à l’islam n’est qu’un prétexte. Les refrains concernant l’incompatibilité de cette religion avec les valeurs de démocratie cachent un autre problème.
En quoi Suez permet-il de mettre à jour l’utilisation de l’islam, et des musulmans, donc, comme exutoire aux problèmes actuels ?
Ce qui s’est passé en 1956 à Suez n’est en rien lié à l’islam. Cet événement historique a scellé le destin des grandes puissances européennes en marquant la fin de leur domination sur le monde. Pourtant, Suez a été interprété comme un problème dû à l’islam. C’est suite à ce conflit que Bernard Lewis, professeur d’islamologie européen travaillant aux Etats-Unis, fait émerger le concept de “choc des civilisations” en 1957, lors d’une conférence.
En réalité, Suez est la démonstration de force de Nasser qui veut affirmer son anticolonialisme en montrant que le Canal n’appartient plus aux colons. Cette crise relève de la décolonisation, non pas de l’islam. Nasser n’avait rien à voir avec l’islam politique.
Vous abordez le travail de l’essayiste Gisèle Orebi, plus connue sous le nom de plume Bat Ye’or. A travers son best-seller, Eurabia. L’Axe euro-arabe (2005), elle a selon vous “concocté une des versions les plus caricaturales (…) du complot musulman contre l’Occident”. En quoi ses idées ont-elles abreuvé l’Europe ?
Eurabia est très présent chez les penseurs européens. Bat Ye’or, ou “fille du Nil” en hébreux, fait partie des milliers de Juifs expulsés par Nasser après Suez. Vues – de façon injuste – comme des espions d’Israël, ces familles se sont installées au Royaume-Uni, en France ou encore aux Etats-Unis. Elles sont devenues les principaux porteurs de cette idée que l’islam voulait encercler et écraser l’Europe. Eurabia s’inscrit dans cette vision paranoïde du monde.
La rancune de ces Juifs expulsés qui a rejailli sur les musulmans en Europe…
Selon Eurabia, la France a sacrifié Israël en se laissant acheter par le monde arabe et ses pétrodollars. Or, pas du tout. La France, qui a subi une véritable défaite à Suez, a pris fait et cause pour Israël. Un exemple concret : elle a largement apporté son savoir-faire et sa collaboration pour permettre à l’Etat juif d’acquérir l’arme nucléaire et ainsi se venger de Suez !
Ce complexe de Suez est-il encore perceptible aujourd’hui ?
Il y a eu une période de latence jusqu’aux années 1980 du fait des Trente Glorieuses, où la situation économique atténuait la douleur européenne de ne plus être le centre du monde. Puis, quand le chômage de masse apparaît et surtout quand il commence à toucher les classes moyennes de manière inédite, les choses se compliquent.
On cherche, donc, un bouc émissaire ?
Oui. En même temps, les années 1980, c’est l’époque où les populations issues de l’immigration se prennent en main. C’est la Marche pour l’égalité ou Marche des Beurs, c’est aussi le moment où ces classes prennent conscience qu’elles existent pour elles-mêmes, en dehors du centre dominant. Le “verlan” apparaît comme le langage des cités. Ces jeunes se réapproprient la culture qu’ils se représentent comme celle de leurs origines.
L’affaire du voile apparaît en 1989. En parallèle, la fin des années 1970 et le début des années 1980 correspondent à la révolution iranienne et à l’émergence du terrorisme islamiste. Tout cela se conjoint au climat social tendu avec le chômage, notamment, pour créer une ambiance “c’est eux, les musulmans qui en sont la cause…”.
Les questions identitaires pointent dans le débat public. Mais d’après vous, la France se trompe de combat…
2003 est une année clé. C’est l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak. Une humiliation pour les Européens, car les Américains s’embarquent en Irak sans consulter la France ou la Grande-Bretagne. Au plan international, cela montre une véritable perte d’influence de l’Europe. Il faut regarder la stratégie sous-jacente de la guerre en Irak.
Dès 1999, l’arrivée de l’euro constitue une menace pour les Etats-Unis et les échanges pétroliers en dollars. Saddam Hussein comptait sortir de cette dépendance au dollar. En 2003, 30 % des échanges mondiaux se font en euros. Une situation, alors, délicate pour les USA. Pendant ce temps, la France a d’autres préoccupations…
Parmi elles, la laïcité et l’identité comme vous l’expliquez…
En 2003, François Baroin, alors porte-parole de l’UMP, se fend d’un rapport, “Pour une nouvelle laïcité”, censé répondre aux préoccupations du communautarisme en progression. Il s’agit surtout de prendre des parts de marché électorales. Cette laïcité est au service des hygiénistes identitaires. Face à cela, on assiste à un retour des intellectuels, type Finkielkraut ou Zemmour, qui se font les défenseurs de la culture européenne.
Dans L’Identité malheureuse, le philosophe défend la pureté culturelle de la France. Leurs succès de librairies confirment à quel point les gens ne souhaitent pas apprendre en lisant un livre. Ils veulent surtout confirmer leurs sentiments. On est dans la hantise collective. Ces intellectuels sont les porte-voix du déclinisme.
Selon vous, ils en accélèrent l’imminence. Pourquoi ?
Prenons l’empire romain. Hadrien avait fait de Rome un empire fort et étranger aux problèmes d’identités. L’intégration fonctionnait bien. L’empire a vacillé quand des voix ont cherché, notamment, à discriminer certains Romains vus comme non latins, très présents dans les légions romaines. Tout cela a créé des frustrations et des discriminations. En 476, Odoacre, un légionnaire d’origine non latine, prend Rome, provoquant sa chute. L’empire a chuté quand les questions d’identité ont entaché le rêve romain.
Ces chantres du déclinisme, tels Zemmour ou Finkielkraut, participent à la frustration. Le vrai déclin, c’est eux.
Propos recueillis par Nadia Henni-Moulaï
Le nouveau livre du sociologue, Raphaël Liogier, le Complexe de Suez (Ed. Le bord de l’eau)fait suite au Mythe de l’islamisation (2012) et précède La Guerre des civilisations (2016), dans une manière de trilogie.