Nadir Dendoune revisité par Le Point
Le magazine Le Point, l'un des premiers news mag de l'hexagone, a consacré une couverture d'une grande sensibilité au parcours de notre journaliste hors norme, Nadir Dendoune : l'intégralité du texte, publié aujourd'hui, le 23 mars.
Nadir Dendoune, ce rêveur éveillé
Par Hassina Mechaï – Le Point Afrique
PORTRAIT. Après l'adaptation de son histoire au cinéma dans le film "L'Ascension", Nadir Dendoune, journaliste et surtout romancier, rend hommage à ses parents immigrés algériens dans "Nos rêves de pauvres".
Il arrive dans ce café de Saint-Ouen où il nous a donné rendez-vous, volubile, direct. Défendre son dernier livre Nos rêves de pauvres lui tient à cœur, c'est visible. Après tout, c'est normal, n'y raconte-t-il pas son père, Mohand Dendoune, immigré kabyle, père courage venu à l'âge de 22 ans à Paris dans les années 50, lui le berger de Kabylie ? N'y rend-il pas hommage à sa mère, Messaouda Dendoune, mère vaillance qui a élevé 7 filles et 2 garçons, en pauvreté mais dignité, d'abord dans un bidonville, puis à la cité Maurice-Thorez de l'Île-Saint-Denis ? Ne rend-il pas ainsi honneur à ces « immigrés » exilés, qui ont en silence construit aussi la France, ces chibanis désormais oubliés, dont les enfants, à l'instar de Nadir Dendoune, veulent désormais dire l'histoire. La rétablir.
© Jérôme Bonnet
Son nouveau livre, Nos rêves de pauvres, après les précédents Journal de guerre d'un pacifiste, puis Lettre ouverte à un fils d'immigré, et Un tocard sur le toit du monde, est un recueil de chroniques qu'il a publiées régulièrement, tous les mardis, dans le journal qui l'emploie, Le Courrier de l'Atlas.
Dans ce recueil, il y a d'abord les mots, maudits puis désirés. Les mots dits, ceux sur lesquels il butait enfant, un bégaiement qu'il a surmonté en combat solitaire. Une bagarre qu'il a continuée avec les mots écrits, quand sa professeure de français lui a dit, adolescent, que ce qu'il écrivait « n'était pas de la littérature ». « Il n'y a que maintenant que je me dis que je sais peut-être un peu écrire », glisse-t-il légèrement dans la conversation. Désormais, il cite Virginie Despentes, Camus, Romain Gary, Kundera, Albert Cohen, et « adore » Guy de Maupassant. Surtout, il revendique le mot d'Annie Ernaux qui dit « écrire pour venger les siens ». « Lire m'a sauvé. J'avais un mal-être, plus jeune. Lire m'a permis de dépasser cela. J'étais en rage, maintenant je suis en colère. Mais, être en colère, c'est bien, c'est constructif, c'est être vivant. »
© Jérôme Bonnet
Effectivement, Nadir Dendoune sait écrire, en musicalité. « J'écris avec mon oreille », affirme-t-il. Dans Nos rêves de pauvres, il met en musique son enfance, entre le vide des hauteurs bétonnées et Paris, si loin et si proche. Mais attention, pas les cités horrifiques des faits divers. Les vraies, celles où vivent entre eux ceux qu'il appelle « les petits, les pauvres ». Dans la cité Maurice-Thorez, on vivait entre prolétaires, on achetait le dimanche le journal L'Humanité, parce que « c'était l'un des rares journaux à parler de la classe ouvrière », écrit-il. C'est là, à déchiffrer sur le balcon familial les longs articles, que Nadir y forge une conscience de classe, même si le mot semble désormais dépassé, mais le mot seulement. Il raconte la pauvreté, mais pas la misère, celle qui l'a tellement marqué que même maintenant il se refuse à toute dépense que ses parents ne se seraient pas autorisés, « comme si, finalement, on restait pauvre toute sa vie ». « Je m'interdis d'avoir une vie de riche. Parfois, je gagne en une fois deux, trois fois le salaire de mon père, cela me fait bizarre », constate-t-il.
On l'observe ainsi qui débarrasse spontanément les tasses vides de café pour les rendre au serveur derrière son comptoir, surpris par le geste, « je n'aime pas être servi, en cela je suis un ancien pauvre », s'amuse-t-il.
Dans la cité où il grandit, « à l'époque, il n'y avait pas de Noirs, pas de Beurs […], pas de musulmans ou de juifs : on était tous des enfants de pauvres », écrit-il. Il dit surtout qu'au final la cité n'a pas été une malédiction sociale, bien au contraire : « Je comprends enfin la chance d'être banlieusard. » Cette fierté, il tente de la transmettre à ces élèves qu'il rencontre régulièrement : « Ce qui fait mal au cœur c'est que ce que je vivais il y a 30 ans, les gamins le vivent encore, voire en pire. On croit que le théâtre, ce n'est pas pour nous, que chef d'orchestre, écrivain, ce n'est pas pour nous. Quand je leur demande s'ils ont confiance en eux, ils disent tous que non. Pourtant, c'est fondamental. Il faut travailler sur l'estime de soi. Je dis aux gosses : Tu as le droit d'écrire, de faire de l'alpinisme. C'est quand j'ai fait une école de journalisme renommée que j'ai compris que naître de l'autre côté du périphérique marque. J'avais un complexe de culture alors j'ai lu. Mais j'avais appris, moi, la vie sur le terrain, pas que dans les livres. C'est ce que je dis aux gamins : de leur handicap, ils peuvent faire une force. Il faut juste se décomplexer, vaincre ses blocages internes », analyse-t-il.
Cette estime, il a pu l'acquérir, quant à lui, grâce à Salah Ouarti, animateur de quartier ultra diplômé, citant Nietzsche et Foucault, mais qui avait pourtant choisi de s'occuper des gamins de la cité. « La salle de quartier a été essentielle dans mon parcours. Salah avait compris la question essentielle de la géographie. Il savait qu'il fallait une salle dans notre cité, car l'emprise des tours est forte, c'est comme un aimant, on ne sort pas du quartier. »
Autre mise en musique par les mots, ceux dédiés à son 93 de naissance, celui-là même à qui il a rendu hommage une fois atteint le sommet de l'Everest. « Je suis un banlieusard, et pas de n'importe quelle banlieue, du département le plus pauvre de France ; c'est pourquoi je l'aime autant. J'ai mis le cœur 93 au sommet. J'étais à 6 000 mètres, j'ai alors pris un carton, ai vaguement découpé un cœur et ai inscrit 93. » Ce détail sera repris dans le film L'Ascension.
© Jérôme Bonnet
À travers ces chroniques, on devine aussi une partition de voyages, en Australie d'abord, où il s'envolera à l'âge de 20 ans après avoir vu un documentaire sur ce pays des possibles. « J'ai vécu à Sydney jusqu'à 29 ans. C'est la terre d'immigration par excellence. Tout le monde venait de partout. Là-bas, j'étais un homme blanc, j'étais un Occidental. J'ai trois passeports : français, algérien, australien. Je me sens citoyen du monde, même si cela sonne cliché », s'amuse-t-il. Il fera le tour de ce pays continent à vélo, avant de faire le tour du monde à vélo, pour la cause de la lutte contre le sida.
Autre tempo dans ce livre, celui de la France telle qu'elle est. « Il y a une multitude de Français ; être français, c'est vivre ici, simplement. Ceux qui pensent que l'identité d'un pays est figée ont la mémoire courte. Tout bouge, il suffit de regarder l'histoire. Ma famille, la famille Dendoune, est une famille française comme une autre », note-t-il simplement. Et ne lui parlez surtout pas de « beur », un mot qu'il déteste. Plus encore, dans ses multiples chroniques consacrées à la Seine-Saint-Denis, pas une fois il n'aborde la question de la religion. La remarque semble presque le surprendre : « Dans la ville où j'ai grandi et vis encore, la religion est un non-problème ; c'est dans la sphère privée. Ce n'est pas un sujet. Mais c'est étrange, car on en parle partout, à croire qu'on crée le sujet. » En mots brefs et nets, il articule aussi une loi presque sociale : « Moins la France nous aime, plus nous nous rapprochons de nos racines, c'est mécanique. »
Enfin, se fait entendre la douce symphonie écrite en chroniques subtiles pour ses parents. Leurs photos superbes illustrent d'ailleurs la couverture. « J'ai tout fait par amour : j'ai lu par amour d'une femme, je suis devenu journaliste pour elle aussi. Mais tout a commencé avec l'amour de mes parents. Ma force vient de leur regard bienveillant. Même si j'ai fait le tour du monde à vélo, ai gravi l'Everest, je ne l'ai fait que pour ce regard qu'on a eu sur moi. Quand je fais quelque chose, il faut que les miens soient fiers de moi, sinon cela me dérange. Le but de ce livre est de raconter la vie comme elle est. Mais surtout de rendre hommage à mes parents. Il faut être fier de ses parents. C'est la base pour se construire. Ces gamins que je rencontre, je leur dis cela. Je n'ai rien fait seul, on ne fait rien seul. Je suis une réussite collective. »
Mais désormais, après autant de dépassements, physique, social, culturel, dépassement de frontières ou de mots bloqués, Nadir Dendoune conclut : « Il a fallu que je fasse des trucs extraordinaires pour devenir normal. Quand j'ai fini l'Everest, c'est comme si c'était une fin de boucle. Je me suis rendu compte que le vrai Everest est d'être heureux dans la vie. Moi, tous les matins je vais boire un café chez ma mère et si ce n'est pas cela être riche. »
Hassina Mechaï – Le Point
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