Le documentaire « Profs en territoires perdus de la République ? » met en colère des enseignants de banlieue
Jeudi 22 octobre, le documentaire "Profs en territoires perdus de la République ?" a été diffusé à 23h15 sur France 3. Un film qui donne la parole à dix professeurs d'établissements scolaires situés dans des quartiers populaires. Un documentaire qui a mis en colère d'autres enseignants de banlieue. Ils ont décidé de réagir en publiant un long texte : (http://aggiornamento.
Nous avons contacté l'une d'elles. Laurence De Cock est professeure d’histoire-géographie à Paris. Elle a enseigné 16 ans à Nanterre et est fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie. Une parole qu'on aimerait entendre plus …
LCDL : Le film a été encensé par la presse. Cela vous surprend-il ?
Laurence De Cock :Le film reprend une trame explicative qui a le vent en poupe depuis la parution de l’ouvrage "Les territoires perdus de la République". Cette trame consiste à donner la parole aux enseignant(e)s des quartiers populaires qui témoignent des difficultés qu’ils ont à enseigner à des élèves montrant des velléités antisémites et sexistes.
Composé d’une dizaine de témoignages, l’ouvrage, dirigé et préfacé par l’historien Georges Bensoussan (sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner), cible exclusivement les élèves qualifiés tantôt de « musulmans », « arabo-musulmans », « nord-africains », ou « arabo-musulmans ».
Oubliant que l’on a affaire à des enfants en pleine construction et rébellion, l’ouvrage procède donc à une essentialisation culturelle de ces élèves et de leurs familles et assigne à leur appartenance religieuse l’origine d’un antisémitisme cantonné aux quartiers populaires.
Publié dans le contexte des attentats post 11 septembre et des débats publics violents sur la place de l’islam en république, ce livre a connu un énorme succès (réédité l’année d'après). Il a inspiré des discours politiques de Jacques Chirac ou encore des rapports de l’éducation nationale. Les attentats de Charlie ont ravivé cette explication simpliste qui évite d’envisager la relégation économique et sociale (puisque on vous le dit, c’est culturel !) et surtout s’épargne d’aller voir ce qui se passe dans des quartiers beaucoup plus aisés où le racisme, l’antisémitisme et le sexisme sont aussi très fréquents hélas. Le film fournit, comme le livre, une explication clé en main.
Pourquoi êtes-vous si en colère aujourd’hui ?
Une légende accompagne cet ouvrage : celle de sa soi-disant occultation politique. Parmi les auteurs, et surtout chez Georges Bensoussan (qui vient de rééditer l’ouvrage) subsiste un discours de déploration prétendant qu’ils avaient prévenu de l’arrivée du désastre et que personne ne les a écoutés. C’est un énorme mensonge. La seule année de sa parution, l’ouvrage a été mentionné 35 fois dans les médias nationaux ; la formule a fait mouche et est reprise régulièrement. Surtout, dans les institutions officielles comme le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) – dans laquelle vont travailler deux auteurs du livre – l’explication d’un antisémitisme des quartiers populaires ou encore de l’impossibilité d’y enseigner la Shoah est omniprésente.
Donc cette trame explicative a au contraire occulté toute autre possibilité de penser cette lutte antiraciste. Aujourd’hui encore, on peine à faire entendre que les milieux d’extrême droite restent les plus antisémites et racistes (rapport 2015 de la CNCDH) et que dans les établissements éloignés des zones rurales ou dans les quartiers huppés, les enseignants se heurtent à des discours d’élèves aussi inquiétants.
Le film s’inscrit exactement dans ce registre puisque les premières images montrent les attentats de janvier en insistant sur l’ouvrage Les territoires perdus de la République soi-disant trop angoissant donc censuré. Les passages qui montrent les explications psychologisantes de Georges Bensoussan sont insensés ; les élèves n’existent pas dans ce film, ils sont transformés par le dispositif en « étrangers de l’intérieur » qu’il faudrait rapidement soigner. Nous sommes heureusement un certain nombre d’enseignant.e.s à avoir exercé dans ces quartiers et à ne pas du tout établir le même diagnostic.
Quelles solutions donc pour l’école dans ces "territoires oubliés" ?
Ironiquement, j’aurais envie de dire que, sur ces questions cruciales de discriminations, l’école devrait un peu oublier ces territoires pour porter sa réflexion sur la jeunesse en général sans prendre le prisme des origines culturelles des élèves. Ca les laisserait un peu respirer. L’urgence est donc de déconfessionnaliser les enjeux, de cesser d’y voir un problème de culture ou de religion et d’y remettre un peu de social, d’économique et surtout de politique.
Ce n’est pas en enseignant davantage le fait religieux ou la laïcité qu’on fabriquera de la tolérance, c’est un vœu pieu (si j’ose dire) ; c’est en sensibilisant l’ensemble des élèves à la responsabilisation politique, à l’action politique, au fait de se sentir partie-prenante d’un avenir dans lequel ils auront non seulement droit mais devoir de cité.
Plus généralement, les programmes scolaires doivent faire apparaître de façon criante les raisons de la présence sur le territoire français de populations d’origines variées ; ils doivent rendre visible en toute honnêteté la particularité du lien colonial qui a uni certaines d’entre elles ; ils doivent faire retour objectivement sur les pages sombres et peu glorieuses de l’histoire de France et du monde. L’enseignement doit inventer un récit qui assume la présence de multiples héritages sur un sol dont personne ne détient les droits de propriété.
Enfin, on ne réglera rien sans prendre à bras le corps la question de la mixité sociale par une politique volontariste de logements sociaux dans les quartiers riches, de redécoupage d’une carte scolaire discontinue qui combine plusieurs catégories sociales, et sans s’attaquer au lourd et coûteux dossier de la valorisation du métier d’enseignant.
Propos recueillis par Nadir Dendoune