La lettre d’Assa à Adama
"Quand une catastrophe vient de se produire, il y a l’instant qui suit", ainsi s'ouvre la "Lettre à Adama" d'Assa Traoré qui sort ce jeudi 18 mai aux éditions du Seuil. Adama Traoré est mort le 19 juillet 2016 dans la cour de la gendarmerie de Persan (95), 24 ans jour pour jour après sa naissance, mains menottées dans le dos, face contre terre : "Deux cent cinquante kilos, sans compter leur attirail. Ils t’ont écrasé, Adama".
Assa est en vacances en Croatie le jour du drame. "Je me réveille, j’ai une pensée pour toi, Adama, pour ta jumelle Hawa, vous avez 24 ans aujourd’hui. Je t’écris sur Facebook : « Joyeux anniversaire, mon petit frère. » Tu es en ligne, tu écris « Merci beaucoup grande sœur », tu me demandes quand je rentre. Lundi, je te dis, dans cinq jours, Adama".
C'est leur dernier échange. L'affaire aurait pu en rester là, étouffée comme tant d'autres.
Il y a eu Amal Bentounsi pour la mort de son frère Amine, abattu d'une balle dans le dos par un policier à Noisy-le-Sec. Elle s'est battue pour faire condamner le meurtrier. Il faudra désormais compter sur une autre frangine, celle d'Adama Traoré, Assa, et sa détermination sans faille.
Mère de trois enfants, éducatrice spécialisée, elle lâche tout pour se consacrer à la cause de son frère. Un petit frangin qu'elle a élevé comme son propre fils. Depuis dix mois, elle est partout. Dans la rue pour rassembler, dans les médias pour maintenir la pression. Son livre est une suite logique.
"Ton absence a rempli nos vies. La lettre que je t’adresse est le récit quotidien du combat que nous menons pour toi. La mise à nu d’un système organisé pour renvoyer les gens tels que nous à l’invisibilité. Lis cette lettre comme un manuel de survie. J’espère que tous ces mots armeront d’autres peines semblables à la nôtre, qu’ils nous exhorteront à refuser la honte et le silence, qu’ils nous éloigneront de la colère et de ses ravages".
186 pages au cours desquelles Assa Traoré revient méticuleusement sur chaque épisode de l'affaire de son frère. La communication foireuse du parquet de Pontoise, pris en flagrant délit de mensonges, l'impunité des forces de l'ordre qui harcèlent sa famille (deux de ses frères sont foutus en taule), la bataille judiciaire forcément plus compliquée à mener quand on est Noir et banlieusard.
Heureusement, très vite, des militants proposent leur aide. Ils viennent d'un peu partout. D'abord Almamy Kanouté, qui a une "voix profonde et grave, des mots qui tombent comme des coups de marteau au milieu du silence qui entoure les morts liés à l'intervention des forces de l'ordre".
Assa évoque aussi Amal Bentounsi du collectif Urgence Notre Police Assassine, Sihame Assbague (ancienne porte parole du Stop Le Contrôle au faciès) et Samir Elyes, un ancien du MIB ( mouvement immigration banlieue). Amal, Sihame et Samir la mettent en garde.
"Trop souvent, dans les affaires de violences policières, les résultats sont faussés, inexacts ou confus. Une contre-expertise est toujours une bonne chose. Il faudra refuser [qu'on nous rende] le corps, ce sera difficile à vivre. Je suis saisie de stupeur. Ces trois personnes ont l’air de savoir de quoi elles parlent. J’ai l’impression que nous sommes une petite barque prise dans une tornade. Il va nous falloir des bras. Nous allons ramer". Les bras seront là.
A chaque rassemblement, Assa et les siens pourront compter sur des milliers de personnes. Comme Rodney King massacré à terre par plusieurs policiers de Los Angeles, Adama Traoré deviendra en France le symbole des victimes des crimes policiers. La mort de son frère a ouvert les yeux d'Assa. "J'ai compris ma chance à travers toi, à travers vous. (….). Vous, mes frères, n’avez jamais eu droit à l’erreur.
Il t’a suffi d’avoir été montré du doigt une fois, Adama, pour que le doigt reste collé sur ton front, te suive jusqu’au bout. Depuis votre adolescence, on vous traque. On vous pousse vers un chemin prédestiné à l’échec. Vous cherchez à fuir, et ce sont vos rêves dont vous vous délestez".
Ce livre est aussi un récit poignant du clan Traoré. La fierté d'en appartenir. Une vie heureuse dans cet appartement familial où "nous parlions trois langues, le soninké, le bambara, et le français". Les souvenirs de ces petits déjeuners, avec "ces tartines de beurre le matin, la Ricoré pour tout le monde, la livraison du journal Le Parisien, les devoirs tous ensemble, notre père de retour du travail s’arrêtant chaque soir à la gare de Nointel-Mours pour nous prévenir par téléphone qu’il arrivait avec le pack de lait et les coquilles Saint-Jacques, les réunions de l’école où j’étais fière de me présenter avec lui".
En refermant ce bouquin, on comprend qu'Assa et les siens ne lâcheront jamais, la relève est déjà prête. "En Afrique, l’individu est inséparable de sa lignée. Une vie ne s’éteint jamais, elle est prolongée par une autre. Le bébé de notre grand frère Lassana, conçu en juillet 2016, est né aujourd’hui à Bordeaux. Il est costaud, comme toi. Il s’appelle Adama Traoré".
Le lancement du livre "Lettre à Adama" aura lieu ce vendredi 19 mai, au 2 Rue Robespierre, 94200 Ivry-sur-Seine.
Nadir Dendoune