Exposition « Chibanias, nos mères-courage » : « A leur manière, sans même le savoir, féminines et féministes »
Sortir de l'invisibilité. Une remarque très souvent faite, à juste titre, concernant les Chibanis qui, après avoir aider à reconstruire la France, se retrouve à vivre leur retraite à la limite de la dignité. Si les Chibanis sont « invisibles », que dire de leur compagne, les Chibanias. Mettre en lumière toutes ces femmes qui ont été de toutes les luttes, tel est l'objectif de l'exposition « Chibanias, nos mères-courage », proposée par l'association Fils et Filles de la République (FFR). Salika Amara, présidente de l'association nous parle de cette exposition.
LCDL : L'exposition "Chibanias, nos mères-courage" sera composée de trente portraits. Les femmes prises en photos vivent-elles toutes encore en France ?
Salika Amara : Oui, pour certaines, elles vivent encore en France souvent malades mais nombre d'entre elles sont décédées en France et souvent les corps rapatriés dans le pays d'origine. Certaines ont été là entre 40 et plus de 60 ans. En fait ce sont les mères, les tantes, les cousines… de plusieurs filles de la troupe de théâtre Kahina et Cie que je dirige.
La première fois que nous avions donné notre spectacle « sois re-belle et t'es toi ! » il me paraissait indispensable que nous puissions jouer notre spectacle sous l’œil protecteur de nos mères, qu'elles nous accompagnent dans notre démarche mettant en évidence que les « chiens ne font pas des chats ». Nous ne faisons que prendre une relève de leur insoumission.
L'exposition donne-t-elle des éléments sur leurs parcours ?
Non, il n'y a aucune indication du fait que certaines filles ne voulaient pas que des informations y figurent. Pas même le nom. De ce fait, pour l'harmonie de l'exposition, elles demeurent anonymes mais représentent, symbolisent toutes les chibanias d'hier et d'aujourd'hui. De toute manière, ces photographies n'ont besoin d'aucun commentaire. Elles parlent d'elles-mêmes. Exception faite de deux photos de chibanias « pied-noir », qui ont leur place mais dénotent (couleur sépia) de l'ensemble des autres photos.
Qui est le/la photographe qui a pris les clichés et quel est le message qu'il/elle a voulu faire passer ?
Il n'y a pas de photographe attitré. Et c'est mieux comme cela parce que ces photos ne sont pas figées par un « objectif voyeur ». C'est une multitude de photos « domestiques » prises sur le vif par les uns et les autres, souvent les enfants, à un moment donné de leur vie, de leur vieillesse. Nous avons agrandi le visage en format 30×40 donnant des portraits plus vivants, plus parlants certaines d'entre elles étant dans l'action.
Nous avons surtout souhaité leur rendre hommage, les rendre visibles parce que durant tout leur exil en France, elles sont restées dans l'ombre n'ayant d'existence que par le biais de statistiques ou alors trop souvent perçues comme victimes ou soumises. Or, elles ont été, à leur manière, sans même le savoir, féminines et féministes.
Si les chibanis sont régulièrement mis en lumière, notamment via leurs combats, les chibanias restent dans l'ombre. Pourquoi selon vous ?
Déjà lorsque l'on utilise le mot « immigré » c'est à un homme que l'on pense. Lorsque l'on parle des luttes de l'immigration en France, c'est aussi souvent au masculin que l'on en parle alors que les femmes ont toujours été de tous les combats. Pour ce qui les concerne beaucoup ont intégré le FLN, en France, pendant la guerre d'Algérie, ont transporté de l'argent, ont servi de relai*… L'histoire dans l'Histoire est souvent amnésique. Donc même dans la vieillesse l'on parle plus des « Chibanis », notamment des cheminots marocains en lutte contre la SNCF ou des foyers, que des chibanias qui étaient pour la plupart « inactives », considérées comme « soumises, illettrées, analphabètes » et j'en passe, s'occupant plus de leur foyer. Nous, leurs filles, avons grandi dans ce type de climat à intégrer des choses qui étaient loin de notre réalité.
* (cf l'impasse de la République, récit d'en France (56-62) Salih Mara, Edit° l'Harmattan, 2009)
L'association FFR travaille beaucoup sur la transmission et, à l'occasion du vernissage de l'exposition, vous avez invité une jeune rappeuse. Le lien intergénérationnel est-il compliqué à activer sur de tels sujets ?
Notre association travaille entre autres sur la transmission de la mémoire pour les nouvelles générations. On ne peut faire abstraction du passé ne serait-ce que pour asseoir le présent et se projeter dans l'avenir. Or, nombre de jeunes ignorent le passé, vivant dans l'instant présent et ayant du mal à appréhender le futur. Il faut donner un visage au passé et nous le donnons à travers ces portraits de femmes âgées qui peuvent représenter les grands-mères de cette jeunesse en quête d'identité.
Nous faisons également un lien intergénérationnel avec Assa Gassama parce que l'histoire ne doit pas être « saucissonnée » comme on a tendance à vouloir le faire. Les vieux dans telle case, les adultes dans une autre, les jeunes encore une autre. Or, c'est le fil de la vie qui se déroule, se continue, se reproduit… Assa est jeune, elle est rappeuse et dans ce domaine il y a très peu de filles ; elles ont même souvent des difficultés à se faire une place parmi les rappeurs. Mais elle se bat pour en être et je m'identifie à son combat et à celui des chibanias. D'ailleurs ses textes sont de la dynamite…
Propos recueillis par CH. Célinain
Exposition « Chibanias, nos mères-courage ». Du 1er au 17 février, Club de Créteil, 2 rue Charpy 94000 CRETEIL.