France. Entre républicanisme idéologique et multiculturalisme sociologique
République idéologique, la France a du mal à reconnaître les nouvelles valeurs du multiculturalisme, lui-même objet de divisions sociales et de déchirements politiques.
Héritière des Lumières, des valeurs universelles, de la Révolution, des droits de l’Homme, la France apparaît comme une République idéologiquement et farouchement affirmée, comme le souligne sa Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Un principe qui ne manque pas de se retourner contre ses propres promoteurs.
L’Etat français a connu une révolution qui s’est dressée contre les inégalités et les privilèges d’une minorité aristocratique au moyen de l’égalité, du vœu rousseauiste de la « loi expression de la volonté générale », impartiale et impersonnelle, de la souveraineté du peuple, symbole de l’unité nationale. C’est un Etat qui s’est détaché de l’emprise de l’Eglise catholique, alliée à la monarchie absolue, au nom de la laïcité en considérant la loi de la République comme étant neutre vis-à-vis du fait religieux et du pluralisme des opinions religieuses. Un Etat qui affirme son dogme républicain, libéralement neutre, parce que, assis sur une certaine conception des droits individuels, censés être identiques pour tous ses citoyens, bannissant de ce fait les groupes ou les minorités ethniques, raciales, religieuses et sociales.
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Visiblement, le modèle républicain français est en déliquescence. Il marche de moins en moins, mais reste philosophiquement et symboliquement puissant dans l’esprit des Français, gouvernants et citoyens confondus. La citoyenneté républicaine française est essentiellement d’ordre politique. Les Français se considèrent citoyens et donc faisant partie de la nation française, parce qu’ils adhèrent aux « valeurs de la République », comme le disent souvent leurs gouvernants et militants de tous bords, centristes, de droite, d’extrême droite, de gauche et d’extrême gauche. C’est d’ailleurs pour cette raison que tout comportement social considéré en France comme déviant ou dissonant par rapport aux valeurs de la République fait du bruit, déchaîne les passions et devient aussitôt l’objet de débats politico-médiatiques interminables. Terrorisme islamiste, violence ou incivilités de jeunes immigrés dans les banlieues, meurtres, racisme, agressions, chahuts de communautés noires ou arabes, ghettos communautaires, se répètent souvent et ne sont plus tolérés comme dans les années 1980. Les diverses communautés posent en effet un problème crucial d’intégration et de reconnaissance. Dans d’autres pays européens (Hollande, Angleterre, Suisse, Allemagne, pays scandinaves, Canada ou Etats-Unis), on s’assimile et on s’intègre à la nation, puis on devient aussitôt électeur et éligible, parce qu’on sait qu’on va représenter les intérêts de la nation. On ne reste pas suspendu sur deux chaises, de la République et du communautarisme.
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Mais l’identité est entrée ces dernières décennies, et un peu partout, dans les affres du débat politique, politicien, et démocratique, essentiellement dans les pays dans lesquels résident de fortes proportions d’immigrés, en France, comme ailleurs, où les minorités restent encore statutairement minorées, du moins pas assez reconnues. Or, l’identité a au moins trois composantes. Elle est liée aux droits politiques (reconnaissance constitutionnelle, statutaire), aux droits civils (libertés et droits dans la vie civile) et aux droits sociaux (prestations, services). La citoyenneté exprime en outre, on l’oublie souvent, une identité culturelle, faisant confondre citoyenneté et nationalité. La citoyenneté est perçue alors comme la conséquence logique d’une assimilation dans la communauté nationale. Mais la citoyenneté française est restée politique et républicaine, alors même que la société française est devenue de fait une société multiculturelle ou communautaire. C’est comme si deux sociétés coexistaient en France sans se rencontrer : une République dominante et une société multiculturelle méconnue, ignorée et souvent opprimée, parce que faisant sortir les contradictions de la société française et des « valeurs » de la République, à supposer que ces deux statuts sociaux puissent coexister sans se heurter.
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Beaucoup de pays occidentaux ont adopté le multiculturalisme, et ils ne sont pas malheureux. Le multiculturalisme, qui doit d’ailleurs beaucoup aux théoriciens canadiens comme Will Kymlicka, Charles Taylor, et au britannique d’origine indienne, Bhikhu Parekh, et qui s’enracine dans une réalité empirique qui a vocation à être reconnue, s’apparente à un ensemble de programmes politiques mis en place à l’échelle gouvernementale pour répondre à cette diversité ethnoculturelle engendrée par les migrations et la mondialisation, à travers une série d’accommodements raisonnables et de discriminations positives, en passant par des financements publics visant la valorisation des cultures minoritaires. De sorte que le multiculturalisme en tant que réalité sociologique ferait de la neutralité libérale (J. Rawls) un véritable déni socio-politique et donnerait lieu à une erreur d’interprétation. En s’abstenant de reconnaitre les diverses communautés, cultures et minorités qui le composent, l’Etat français ne ferait que conforter les cultures les plus dominantes par l’uniformisation forcée des modes de vie et des règles sociales. L’Etat-nation et républicain, affaibli par l’immigration anarchique et non maîtrisée sur le plan gouvernemental depuis plusieurs décennies, par la mondialisation et par l’hétérogénéité culturelle, a aujourd’hui du mal à remplir la mission républicaine elle-même, à promouvoir les valeurs partagées et l’égalité pour tous, au profit exclusif de la culture majoritaire et au détriment des cultures minoritaires des différentes communautés ex-colonisées, musulmanes, arabes et africaines. Le complexe dreyfusard a permis de faire fondre la communauté juive dans la nation française, le complexe colonial ne l’a pas permis pour les communautés arabes et musulmanes.
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Si pourtant la République est égalité pour tous, elle doit être aussi reconnaissance pour tous, pour la communauté majoritaire comme pour les minorités « nationales » intégrées ou qui cherchent à s’intégrer. Y aurait-il une nation segmentée à la carte dans une République paradoxalement sectaire? Le « mal français » est justement là. Il y a le risque que la République devienne moins une « valeur » partagée qu’un préjugé nuisible, et que son multiculturalisme ou communautarisme de fait soit un prétexte de déchirements politiques entre les différents courants politiques et un enjeu électoral majeur. Et c’est déjà le cas.