Sans Elles, Lui n’existe pas : une Histoire de l’émigration-immigration

 Sans Elles, Lui n’existe pas : une Histoire de l’émigration-immigration

Salih Mara nous conte des tranches de vie de l’après-guerre d’Algérie


Salika Amara est militante des luttes de l’immigration depuis 1968, créatrice de la troupe de théâtre Kahina, présidente de l’association Fils et Filles de la République. C’est sous la casquette d’écrivain et sous son nom de plume, Salih Mara, que la militante revient avec une nouvelle œuvre. Quelques nouvelles pour vous dire… Sans Elles, Lui n’existe pas est un recueil de nouvelles contant des tranches de vie marquées par l’émigration-immigration de l’après-guerre d’Algérie. Entretien avec Salih Mara.


 


LCDA: « Sans elles, lui n'existe pas », dans ce sous-titre du livre, qui est ce « lui » ?


 


Ce sous-titre est à double tranchant… Ce sont les femmes qui donnent la vie à l'Homme, donc sans « elles », « il » n'existe pas. Mais c'est également « elles » qui, souvent l'éduquent avant qu'il ne devienne un homme et qu'il subisse l'influence de "l'éducation extérieure, celle du cercle des hommes, de la rue, du paraître. Il suffit souvent de voir les relations quelque peu fusionnelles du fils vis-à-vis de sa mère et de la difficulté de « couper le cordon ombilical » entre eux. Le complexe d’œdipe existe aussi dans nos familles.


 


LCDA: L'image de l'homme algérien n'est pas forcément à son avantage dans le livre (que ce soit le père ou le fils). Est-ce que cela reflète votre façon de les percevoir ?


 


Non, ce n'était pas forcément ma façon de les percevoir même si, ils ont été dépeints comme tels. Ces nouvelles n'ont pas été écrites à la même date… En effet, elles s'inscrivent à une époque donnée. Je vivais depuis 1964 dans une cité de transit en Seine Saint-Denis. Et, aux problèmes sociaux, de précarité, que traversaient les familles de la cité, il y avait des histoires malheureusement tristes à voir, à entendre au sein de certaines d'entre elles, avec la suprématie, la toute puissance d'un « père » dominant. Le « frère », à un certain âge, subit aussi la domination du père et c'était sa façon d'être en osmose avec lui que de ressembler à « papa » en montrant qu'il était le deuxième homme de la maison. Souvent il était entre plusieurs feux : sa mère et son chantage affectif, ses sœurs et leur complicité, son père pour être comme lui. D'ailleurs, je ne généralise pas : dans l'une des nouvelles c'est le frère qui sauve la situation.


 


LCDA: Les femmes (mères et filles) n'échappent pas non plus à la critique…


 


Oui, parce que souvent elles transmettent des us et coutumes dont par ailleurs elles subissent les conséquences. Elles en sont les dépositaires, les gardiennes et leur transmission passe par « Elles ».


C'est à travers « Elles », qu'elles deviennent des « normes » alors qu'intérieurement, elles voudraient y échapper et les critiquent. D'ailleurs, celles qui se rebellent ou cherchent à s'en extraire, le paient de leur vie ; pas d'autre alternative possible. Leur rôle est de transmettre et non d'apprendre à transgresser les codes de leur société, sinon elles se mettent en danger. Indirectement, elles sont responsables certes, mais non coupables.


 


LCDA: Ces histoires semblent prendre place dans les années 70-80. Le poids des traditions était-il aussi omniprésent ? Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?


 


Les traditions étaient très présentes et pour cause ;  nous étions les enfants d'après guerre, nous vivions en France, nous n'étions pas retournés dans notre pays après l'indépendance et comment faire de ces « nouveaux algériens vivant en France » de « vrais algériens » sinon en perpétuant des traditions qui quelquefois n'avaient même plus cours au pays. Je me souviens de la première fois où je suis allée en Algérie, j'avais 21 ans. J'avais l'impression d'être une provinciale débarquant à Paris sans aucun repère et complètement dépassée par les Algériennes du crû qui faisaient tout ce qui m'était interdit : sortir, fumer, m'attabler au café, m'habiller trop court, porter un short, parler aux garçons…


Les mariages forcés étaient légion et nombre de mes amies sont passées par là, et je ne parle pas de nombreux suicides… D'ailleurs, c'est à cette époque que j'avais décidé de monter une troupe de théâtre de femmes, KAHINA, et monter une pièce de théâtre « Pour que les larmes de nos mères deviennent une légende », pour dénoncer la condition de nos mères et de nous-mêmes. Le mariage forcé, le viol légalisé, la nuit de noce, la fugue… tous les sujets tabous, je les ai racontés, mis en scène et débattus en le public.


Dix algériennes sur scène en 1975, c'était du jamais vu. On nous traitait de féministes, voir de p…….


Bien sûr certaines traditions demeurent aujourd'hui mais pas de manière aussi accrue que dans ces années-là. Les choses évoluent, changent et heureusement. D'ailleurs notre combat d'hier n'est plus du tout celui d'aujourd'hui. Des femmes se battent aujourd'hui pour porter le voile dans l'espace public.


D'ailleurs même moi, j'ai repris ce combat féminin en montant « Sois re-belle et t'es toi » avec une douzaine de femmes qui se racontent et se la racontent.


 


LCDA: Les nouvelles décrivent des situations en Algérie mais aussi en France. Etait-ce important de montrer ces deux facettes ? Et pourquoi ?


 


Les deux lieux sont liés, ils sont interdépendants l'un de l'autre. Et en fait, toutes les nouvelles touchent à l'émigration « cette fracture de l'âme ». En effet, que la situation se passe en France, l'Algérie est présente, qu'elle se passe en Algérie, c'est dû à l'absence de l'autre qui est au loin, en France. France et Algérie, c'est un couple, ils ne font qu'un. Et nous sommes nés de cela.


 


LCDA: Quelle est la part de réalité et de fiction dans ces nouvelles ?


 


Malheureusement, il y a beaucoup plus de réalité que de fiction. Le fictionnel se trouve surtout dans la manière de relater les événements qui sont presque tous basés sur des tranches de vie d'il y a 20-30 ans.


Pour exemple, la nouvelle « la fugue ». A l'époque où cela s'est passé, j'avais, avec « ma bande d'amis », envoyé une lettre au Consul d'Algérie pour dénoncer cela, signé « de jeunes Algériens en colère ». Je n'ai toujours pas décoléré… De même, à une époque la grande tendance était pour les « jeunes gens quelque peu intellos » d'avoir une femme, française dédaignant les Algériennes. Ce qui n'était pas sans rappeler Frantz Fanon dans « Peau noir et masques blancs ». Il y a quand même une note d'espoir vers la fin du recueil.


En fait ce livre reflète et, il faut le lire comme cela, une époque révolue ; j'ose l'espérer. C'est une photographie, couleur sépia, de tranches de vie de l'immigration.


 


LCDA: Ce recueil de nouvelles s'inscrit-il, d'une certaine manière, dans le travail que vous effectuez depuis plusieurs années sur la mémoire ?


 


Inscrite dans le militantisme depuis les années 68, j'utilise tous les moyens que j'ai à ma disposition pour dire, raconter, montrer ce que nous avons été, ce que nous sommes et d'inciter à agir sur le politique voire se politiser. L'action associative pendant plusieurs décennies, l'engagement politique (non encartée), le théâtre et l'écriture sont pour moi des outils pour faire et dire : Ne jamais renoncer.


En effet, pour moi l'écriture est avant tout un acte de résistance et aussi un travail de mémoire pour la transmission aux jeunes générations. Ces nouvelles écrites,il y a bien longtemps, sont restées dans des tiroirs. Et malgré mon hésitation à les publier, elles nous donnent à voir une génération de femmes peu visibles à cette époque sinon par des statistiques. C'était important de leur redonner vie pour ne pas oublier que ce sont ces femmes qui ont fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui, des battantes.


 


F. Duhamel


 


Une présentation du recueil aura lieu le vendredi 24 avril, à 19h, à l’Espace l’Harmattan (21 bis rue des écoles, 75005 Paris)