L’affaire Myriam Sakhri, l’armée du silence
Le juge d’instruction de Lyon a refusé, début juin, les demandes d’actes de la famille de Myriam Sakhri, alors que de nombreux éléments troublants entourent la mort de cette gendarme de 32 ans, survenue le 24 septembre 2011. Meurtre ? Suicide ? L’enquête, rouverte en avril 2012, piétine. Les proches de la victime dénoncent un conflit d’intérêts entre le tribunal et la gendarmerie et une omerta tenace.
Samedi 24 septembre 2011 au matin. Myriam Sakhri, jeune gendarme de 32 ans, est retrouvée morte à son domicile de la caserne Delfosse, à Lyon. Cinq jours avant que n’éclate le plus gros scandale que le milieu judiciaire local ait jamais connu : l’arrestation de Michel Neyret, numéro 2 de la PJ de Lyon, pour corruption et trafic l’influence.
La jeune femme se serait tiré une balle dans le foie en pleine nuit avec son arme de service. Si, de prime abord, il paraît étonnant qu’une femme pompier volontaire depuis l’âge de 16 ans s’inflige quatre à cinq heures d’agonie avant de mourir, le mot laissé sur la table interpelle. “Colonel G…, sale connard”, est-il écrit. Soit une mise en cause directe de sa relation avec sa hiérarchie.
Quand bien même la thèse du suicide serait confirmée, les motivations personnelles d’un tel acte ne semblent pas évidentes. “Myriam était l’objet d’un véritable harcèlement de la part de sa hiérarchie, notamment du commandement départemental, et ce depuis qu’elle dénonçait des faits de racisme au sein de la caserne, déclare Farida Piegay, la sœur de Myriam. Nous avons demandé que l’enquête soit confiée à la police judiciaire pour sortir de l’environnement de la gendarmerie, mais aucun juge ni procureur n’accepte de prendre cette décision.”
“Il n’y a jamais de croisement entre les deux institutions”, affirme de son côté Marc Désert, procureur de la République en charge de l’affaire, aujourd’hui en poste à Bastia. L’enquête a été menée dans la plus grande clarté, de manière contradictoire, par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Tout ce qui pouvait être fait l’a été. La famille n’avait pas exercé de recours pour demander de nouvelles auditions.” En février 2012, Marc Désert conclut au “suicide pour des raisons personnelles” et classe l’affaire.
Une douille sous un canapé
Coup de théâtre en avril 2012. Au moment de récupérer les biens personnels de Myriam dans son appartement, les proches découvrent une douille supplémentaire sous le canapé. Ils portent plainte contre X pour homicide volontaire, harcèlement et incitation au suicide. Une information judiciaire est ouverte. Elle est confiée au juge Bertrand Nadau.
Depuis, de nombreuses demandes d’auditions et de compléments d’enquête sont réclamées par l’avocat de la famille et refusées par le juge. “Le juge ne veut pas prendre en considération les doléances de la famille. Il semble penser que l’enquête a été menée de manière tout à fait normale, déplore David Metaxas, l’avocat de la famille. Pour ma part, je considère que cette femme a été suicidée.”
Au tribunal, le juge Nadau affirme que “pour le moment, aucune ordonnance de non-lieu n’est prononcée. Nous continuons de mener l’enquête et de nouvelles auditions doivent avoir lieu.” Plus d’un an après la découverte d’une douille sous le canapé, l’enquête se poursuit, mais pas de manière suffisamment transparente ni efficiente, estime-t-on du côté des proches de la victime.
“Le juge a refusé de recevoir le colonel G. mentionné dans le mot laissé par Myriam, en présence de notre avocat. Pourquoi ? se demande la famille. Tout le monde se connaît dans le milieu lyonnais : la gendarmerie et le tribunal travaillent ensemble tous les jours. Comment peut-on parler d’une enquête objective ? Myriam a été victime de harcèlement. Nous voulons délocaliser cette affaire !
Myriam Sakhri, alias Didi, projetait en effet de porter plainte pour harcèlement le lundi suivant sa mort. Un harcèlement consécutif, semble-t-il, à sa décision de dénoncer les agissements de certains de ses collègues du Centre d’opérations et de renseignement de la gendarmerie, où elle avait été momentanément affectée à la suite d’une blessure au genou.
Dans un courrier au colonel G., daté de juin 2011, elle évoque des gendarmes qui s’en prennent à ceux qui ne parlent pas bien français. Elle y donne des noms, des témoins, dénonce les mots qu’elle entend – bougnoule”, “boukak”, “youpin” –, menaçant de porter plainte pour propos racistes, tout en précisant ne pas être “dupe sur les suites données à ce type d’affaire”. Au sein de la caserne, l’ambiance est tendue et Myriam est dans le collimateur.
Cinq heures d’interrogatoire deux jours avant sa mort
Quelques jours avant la mort de Myriam, sa nièce de 19 ans est convoquée. “Ils ont réveillé mon père à 7 heures du matin pour lui dire que je devais me rendre d’urgence à la caserne, sans donner de motifs précis, déclare la jeune fille. Les gendarmes m’ont demandé si on m’avait volé ma Carte bleue. J’ai répondu non. Ils m’ont alors posé des questions sur la mère de Myriam : si elle parlait français, si elle savait lire… J’ai trouvé ça bizarre. En partant, le gendarme m’a dit qu’il aimait bien ma tante, mais qu’il fallait qu’elle arrête et que même moi, si j’ouvrais ma gueule, j’aurai des problèmes…” Deux jours plus tard, les gendarmes débarquent au domicile familial et interrogent la mère de Myriam. Cette dernière est présente, mais elle est mise à l’écart dans la pièce à côté.
Sa hiérarchie avait lancé une procédure devant le tribunal correctionnel pour consultation de fichier sans autorisation dans le cadre d’une recherche de personne disparue. “D’habitude, on règle ce genre de choses en interne, déclare un ancien gendarme. Là, il s’agissait d’une personne qui aurait pu être en danger ! Combien d’officiers demandent à leurs sous-fifres de consulter les fichiers pour leur intérêt personnel sans être inquiétés ! Un geste assez courant, même s’il constitue une faute. “Ce n’était pas un fait d’une grande gravité et ça n’aurait pas brisé sa carrière, indique Marc Désert. Myriam aurait été sanctionnée, mais tout le monde peut faire des erreurs.” Pourtant, deux jours avant sa mort, la jeune femme subit un interrogatoire de cinq heures.
Peut-on alors parler d’acharnement ? La famille en est persuadée : “Myriam disait qu’elle était surveillée, qu’elle n’avait pas peur d’eux et qu’elle avait du lourd sur le commandement, indique Gérard Piegay, le beau-frère. Je ne suis pas dans le déni, mais je ne crois pas à la thèse du suicide. Elle avait été reçue au concours d’officier de police judiciaire et avait commencé sa formation peu de temps avant sa mort !
Myriam aurait mené une enquête sur son commandement. Aurait-elle découvert quelque chose qui lui aurait coûté la vie ? “Ils ont fouillé l’appartement, saisi les ordinateurs, les clés USB et les téléphones portables… mais ils n’ont pas essayé de prélever des empreintes ! s’étonne Farida Piegay. On n’arrive pas à avoir accès à certaines pièces. Quand, enfin, on nous dit qu’on peut consulter une copie des enregistrements que ma sœur avait faits, on nous apporte une photocopie papier d’un CD au lieu du CD lui-même. On se moque de nous !
Privée d’honneurs funèbres
“Trop d’éléments sont troubles dans cette affaire, renchérit-elle. D’autant que la gendarmerie nous a balayés d’un revers de la main. Myriam n’a même pas eu le droit aux honneurs ! Pire, la famille s’est vu proposer de signer un papier d’aide funéraire prérempli, sur lequel la case “refuse les honneurs funèbres” avait été cochée. “J’étais outrée, se souvient Farida. J’ai refusé de signer.” Pourtant, une note interne circulait déjà, indiquant que la famille ne voulait ni des honneurs ni de la présence d’uniformes.
Autant de questions auxquelles la Direction générale de la gendarmerie nationale refuse de répondre. “L’enquête judiciaire en cours nous oblige à une réserve que vous comprendrez bien”, indique le bureau de presse de l’institution qui ne souhaite même pas aborder des sujets d’ordre général tels que le traitement des plaintes pour discrimination ou encore la question des consultations de fichier.
“Nos propos sont déformés par les journalistes.” Le dossier est “sensible” pour l’institution militaire, puisqu’il rassemble un ensemble de tabous chers à la Grande Muette : le suicide, le racisme, le harcèlement ou encore le rapport à la hiérarchie. “Tous les collègues de Myriam prennent une posture ‘Défense’, renchérit David Metaxas. Il est difficile d’obtenir des témoignages directs de gendarmes : ils ont peur. On sent comme une omerta.”
Les uns invoquent le devoir de réserve, d’autres, comme Azouz Begag, ancien ministre de l’Egalité des chances, qui connaissait bien Myriam Sakhri depuis plusieurs années et l’avait vu peu avant sa mort, refuse tout bonnement de donner suite à nos demandes. De quoi maintenir une chape de plomb sur cette troublante affaire…