Fact-checking: Y a-t-il eu 1,8 million de Tunisiens dans la rue le 3 octobre ?
En recevant lundi soir le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le président de la République Kais Saïed s’est félicité d’« une journée historique qui a rassemblé quelques 1,8 million de Tunisiens » pour le plébisciter. Cette affirmation résiste-t-elle à l’épreuve des faits ?
A Tunis, sur place, nous avions pu constater par nous-mêmes qu’à la mi-journée, soit au pic d’affluence, le rassemblement des sympathisants du président occupait un espace compris dans l’Avenue Bourguiba entre les abords du Théâtre municipal et la statue d’Ibn Khaldoun.
Les lois de la physique mais aussi l’expérience des observateurs des manifestations dans la capitale indiquent que cet espace à l’instant T du plus grand afflux ne peut accueillir qu’environ 3 mille supporters, comme nous l’avions indiqué dimanche.
Une constatation corroborée par l’AFP qui a parlé quant à elle de 2500 personnes, de TV5 monde qui évoque 5000 Tunisiens en comptant l’ensemble des mobilisations dans les autres régions du pays, mais aussi dans une certaine mesure l’agence TAP du service public qui a annoncé un total de 8000 manifestants, et Reuters qui parle à son tour également de 8000 personnes dans un second article visiblement abasourdi par les propos de Carthage. Dire que nous sommes loin du compte est un euphémisme.
La plus forte concentration de personnes ayant eu lieu à Tunis, même à supposer que des rassemblements spontanés aient eu lieu dans les 24 gouvernorats du pays, avancer des statistiques de plus de 20 mille personnes sur l’ensemble du territoire relève d’une effarante déconnexion des réalités.
Le statisticien Moez Hammami, a pour sa part calculé la superficie nécessaire au rassemblement de 1,8 million de personnes : elle serait égale à 300.000 m², soit 30 hectares ou 42 terrains de football ou encore 130 piscines olympiques.
D’où provient l’intox ?
Dimanche soir, un montage grossier (où l’on peut compter quelques fautes d’orthographe) détourne la page de TV5 Monde pour remplacer le chiffre de 5000 par celui d’1,8 million. Très vite, l’intox se propage sur Facebook d’autant plus qu’elle est reprise par le député Badreddine Gammoudi du parti nationaliste Echaâb, formation alliée du président.
Son point de départ est vraisemblablement la blogosphère des jeunes influenceurs des réseaux sociaux pro Saïed, dont deux des animateurs clés se trouvent à l’étranger, et qui accuse ouvertement les agences de presse internationales de « mensonge ».
Le 8 février 2013, lors des obsèques de Chokri Belaïd, martyr assassiné de la gauche tunisienne, le pays de 12 millions de personnes, sous le coup de l’émoi, avait alors connu la plus grande marée humaine de son histoire récente, avec 40 mille personnes aux abords du cimetière, et 400 mille personnes selon le ministère de l’Intérieur qui a recensé la marche et les émeutes sur l’ensemble de la journée. Mais certaines sources non officielles avaient à l’époque parlé d’1 à 1,4 million de personnes. Un chiffre qui avait marqué les esprits et que des facebookeurs ont apparemment voulu dépasser non sans un irrationnel état de déni.
Pour saisir l’extravagance de cette surenchère, il suffit de garder à l’esprit que le Grand Tunis compte 2,5 millions d’habitants.
En quoi est-ce préoccupant ?
Le président Saïed, manifestement grisé par ce chiffre d’1,8 million (dont il tait les sources) qu’il annonce fièrement tour à tour au président du CSM puis à la chef du gouvernement, a construit hier tout son discours de déclaration d’intentions politique sur ce leitmotiv de la mobilisation inouïe, « véritable parachèvement de la révolution de 2010 ». Un élan populaire qui l’autoriserait donc à avoir davantage encore les coudées franches contre des opposants insignifiants et « vendus » comme il aime à les qualifier.
La parole présidentielle n’est pas triviale. Il est important que nos dirigeants sachent s’entourer de conseillers capables de vérifier ne serait-ce que les intox les plus grotesques, de distinguer la satire de l’info. Il en va de la crédibilité de l’Etat qui est aujourd’hui en jeu.