Coup d’Etat en Tunisie : Rien n’indique une tentative

 Coup d’Etat en Tunisie : Rien n’indique une tentative

Montrant un Rached Ghannouchi triomphant saluant le personnel de l’Assemblée à l’occasion des vœux de l’Aïd

Basés à Londres pour la plupart, plusieurs médias ont rapporté une tentative de coup d’Etat en Tunisie, prétendument avortée « grâce aux renseignements turcs ». Or, tout indique qu’il s’agit là d’une amplification à la ficelle parfois grossière, récupérée par des agences de communication. 

 

 

L’identité du compte Twitter de « Mujtahid », objet de toutes les spéculations

L’article de nos confrères d’Al Watan ne fait que rapporter un article d’Al Quds, qui à son tour cite abondamment une seule et unique source : un compte Twitter anonyme nommé @mujtahidd, devenu particulièrement populaire sur la toile arabe ces dernières années avec plus de 2 millions d’abonnés, spécialisé dans les intrigues géopolitiques, mais clairement biaisé avec un positionnement non neutre dans la guerre régionale féroce en cours entre les agendas de l’axe turco-qatari (qu’il soutient) d’une part et l’axe émirati-saoudien anti révolutions arabes d’autre part.

Grosses pincettes nécessaires

Il est en effet important de savoir « d’où parlent » ce type de sources. En l’occurrence, de nombreux grands médias, dont Aljazeera ici et plus récemment Al Mayadin ici, tentent régulièrement de percer le mystère entourant la parenté de ce compte, avec un consensus relativement clair : il est ainsi établi aujourd’hui qu’il s’agit d’un compte à référentiel religieux, qui reçoit ses infos via des whistleblowers par email et à travers l’application cryptée « Telegram », et qui selon toute vraisemblance appartiendrait soit à un opposant saoudien exilé, soit à un (ex) élément des services de renseignements d’un pays du Golfe.

Si l’anonymat protège l’auteur, il pose cependant plusieurs problématiques dont le grossissement du trait en permanence, la recherche systématique du sulfureux, et plus généralement une non astreinte aux standards élémentaires des médias professionnels dont la vérification et le recoupement de l’information, sans quoi il est facile de se faire manipuler par ses propres sources.

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Un postulat douteux  

Que nous apprend l’article en question ? En deux temps (ici le 21 mai puis ici le 29 mai) al Quds Alarabi, qui cite le compte Twitter « Mujtahidd » sans lui apposer de nuance critique, va présenter ce qu’il qualifie en titre de « plan de diabolisation d’Ennahdha et d’anarchie en Tunisie » visant à « déstabiliser le pays et instaurer un régime de type al-Sissi » (et ce alors même que le président égyptien a récemment été invité pour une visite officielle par le président tunisien Kais Saïed).

Entre temps, on nous explique que les renseignements turques (MIT) sont « sorties de leur silence » pour valider ces informations, après avoir opportunément mis la main sur « des documents compromettants » lors de la récente reconquête militaire de l’aéroport de la base d’Al-Watiya en Libye par les forces turco-libyennes anti maréchal Haftar.

Or, que se passe-t-il durant la même séquence sur le plan national en Tunisie ? La polémique enfle après que le chef d’Ennahdha et président du Parlement, Rached Ghannouchi, ait félicité les belligérants libyens du camp Fayez Al-Sarraj pour cette victoire militaire, pour reconnaître quelques jours plus tard avoir « commis une erreur », selon le vice-président du Parlement Tarak Ftiti : « Ghannouchi a reconnu qu’il était peut-être dans son tort pour ne pas avoir informé le bureau de l’Assemblée de ses conversations téléphoniques avec les autorités libyennes ainsi que le président turc Recep Tayyip Erdogan ». « En cela il y a eu mélange des genres entre son statut de président du Mouvement Ennahdha et celui de président de l’Assemblée », a regretté Ftiti, qui appartient, tout comme la 2ème vice-présidente du Parlement, à une autre sensibilité politique.

En l’absence de preuve matérielle desdits documents, quoi de plus opportun que de spéculer que la reconquête militaire libyenne de la base d’al-Watiya, qui selon d’autres responsables d’Ennahdha « devrait être saluée par tous les pro légalité internationale et tous les pro démocratie », aurait par la même occasion permis de mettre au grand jour une tentative de putsch en Tunisie, le tout en liant l’actualité guerrière libyenne avec l’actualité autrement plus paisible en Tunisie ?  Plus sérieusement, ce narratif s’apparente plutôt à du « wishful thinking » (tordre le bras aux faits en prenant ses rêves pour des réalités, ndlr), tant la coïncidence semble grossière.

 

Rached Ghannouchi à l’ARP

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Erdogan en « sauveur du Maghreb » ?

L’article d’Al-Quds, toujours sous l’autorité quasi coranique du compte Twitter Mujtahidd, fait par ailleurs la part belle au rôle qu’aurait joué le président turc lorsqu’il aurait alerté de façon providentielle le président tunisien Kais Saïed pour le prévenir du « coup d’Etat imminent ».

Encore une fois, cette dramatisation ne résiste pas à l’épreuve des faits. Sur la page officielle de la présidence de la République, on retrouve effectivement l’annonce d’une conversations téléphonique entre les deux chefs d’Etat à la date indiquée, celle du 25 mai, mais portant sur des sujets plus conventionnels tels que l’épidémie de Coronavirus dans le monde, la Palestine et les liens de coopération entre les deux pays.

Mieux, dans la même annonce officielle, on peut lire que le président tunisien, connu pour sa tendance souverainiste, réitère sa position « en faveur d’une solution libo-libyenne et pacifique au conflit libyen ». En cela Saïed reste fidèle à lui-même : pro Al-Sarraj à demi-mot, mais délimitant son propre territoire en refusant l’intervention turque, lui qui avait peu apprécié les airs de grand empereur ottoman d’Erdogan lors de son étrange visite inopinée en Tunisie en décembre 2019, une visite tapageuse qui avait servi de difficile baptême du feu diplomatique pour le nouveau président tunisien à Carthage.

Dans un précédent article, nous avions traité la semaine dernière des « vœux très politiques de Kais Saïed » à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, durant lesquels il avait certes consacré une longue partie à l’une de ses obsessions thématiques depuis le début de son mandat : celle d’un vague ennemi intérieur, qui conspirerait pour ramener le pays au premier carré de l’avant-révolution.

Mais contrairement à ce qu’avancent les sources d’Al-Quds, si le président de la République tunisien a bien mentionné l’existence d’un tel scénario, il en a également dans le même discours minimisé l’importance en la balayant d’un revers de main : « ce n’est pas là l’occasion de leur répondre » avait-il tempéré, ajoutant « et dieu sait si nous pourrions leur répondre avec force ». Mais point de limogeages dans l’armée ni dans les rangs du renseignement tunisien et encore moins de « dizaines d’arrestations de généraux militaires », comme avancent les sources d’Al-Quds, qui confondent peut-être l’actualité putschiste avérée en Turquie avec la situation tunisienne bien moins complexe et militarisée que ce qu’on voudrait nous faire croire.

Donner ses proportions réelles à la rengaine nostalgique

De quoi parlait donc alors le président tunisien dans son discours de l’Aïd ? Nous le savons précisément aujourd’hui, au lendemain de l’échec cuisant de l’appel à manifester d’un énième « Front du sauvetage » qui n’a rassemblé hier lundi qu’une poignée de personnes au Bardo. A tel point que l’important dispositif de sécurité placé dans le périmètre du Parlement s’est étonné de n’avoir repéré qu’une quinzaine de manifestants autour de l’excentrique avocat Imed Ben Halima, venus leur apporter des fleurs, réclamant un changement de régime, la réinstauration d’un régime présidentiel, et la destitution de Rached Ghannouchi.

Pour comprendre ces cafouillages notamment de l’information en provenance de Londres et des pays du Golfe traitant de l’actualité tunisienne, il ne faut pas perdre de vue que le parti anciennement islamiste Ennahdha, au pouvoir en Tunisie depuis bientôt 10 ans sous une forme ou une autre (leviers gouvernementaux aujourd’hui concentrés au Parlement) constitue aujourd’hui un nouvel establishment, avec ses propres relais de l’information, ses think-tank et ses intérêts économiques, son colossal budget com’, mais aussi un statut de vassalité à l’égard du pouvoir central turc et ses appétits dans la région Maghreb.

Cet establishment a aussi ses problèmes de succession à l’aube du congrès imminent du parti d’inspiration AKPiste, enjeu crucial de pouvoir pour la cour familiale et népotique qui s’est constituée autour de Rached Ghannouchi. En cela l’islamisme centriste tunisien a besoin d’entretenir l’idée d’un péril anti démocratique omniprésent, tout en tirant à lui la couverture de toute légitimité post révolutionnaire en Tunisie. Un péril bien souvent fantasmé et instrumentalisé, lorsqu’on sait que le président radical-révolutionnaire Kais Saïed a été élu au suffrage universel, fin 2019, avec près de 72% des suffrages.

Depuis 2014, en s’alliant de façon très politicienne tour à tour avec Nidaa Tounes de feu Béji Caïd Essebsi puis puis avec Qalb Tounes de l’affairiste Nabil Karoui en 2019, Ennahdha s’est en réalité auto diabolisé auprès d’une partie de ses bases.

Dans un article du Monde du 27 mai intitulé « En Libye, la menace d’une suzeraineté régionale turco-russe », Marie Jégo, Benoît Vitkine et Frédéric Bobin expliquent l’escalade de la guerre en passe d’aggraver le risque d’une partition entre une Tripolitaine « turquisée » et une Cyrénaïque « russifiée ».

Dans ce contexte fébrile où la Tunisie d’autrefois à la longue tradition diplomatique de non alignement, est désormais tiraillée entre alignement des Frères musulmans réformés tunisiens, et position souverainiste mais pro révolutions arabes du président Saïed, tout média relayant un canal ou une source unique est un média qui s’expose au soupçon légitime du renoncement à l’éthique d’informer ainsi qu’au soupçon d’une adhésion à l’information de propagande.