Eviter le pouvoir des doxosophes – « Sondages : Précautions avant usages » de Daniel Gaxie
Les sondages sont à la fois utiles et trompeurs dans les démocraties modernes, notamment si on parvient à pénétrer à l’intérieur des critères, paramètres et pratiques de cette bulle. Des « précautions avant usages » sont nécessaires nous prévient le politologue français Daniel Gaxie dans une publication récente.
Les sondages d’opinion sont devenus depuis plusieurs décennies déjà un paradigme, sinon un baromètre de la démocratie moderne. D’un côté, la médiatisation de la politique fait appel aux sondages, d’un autre côté, la publication des sondages favorise l’intervention et les commentaires des médias, journalistes, politologues, experts. Cette démocratie démocratico-sondagière absorbe de nos jours l’essentiel de la démocratie. Une démocratie d’opinion, entrée dans les mœurs démocratiques, bousculant la démocratie représentative et influant formidablement sur les rapports de force politique.
Mais le rôle des sondages n’est pas toujours bénéfique aux démocraties, comme nous prévient le politologue français Daniel Gaxie qui, dans cet opuscule de 136 pages intitulé Sondages : Précautions avant usages (Paris, Fondation Gabriel Péri, Notes, 2020), aussi clair, didactique, critique que précis et nuancé, évoque les précautions d’usage des sondages, pour les chercheurs comme pour les citoyens, pour ne pas tomber dans leur exploitation naïve. Une précaution qui se situe dans le sillage des interrogations méfiantes de Pierre Bourdieu sur les sondages d’opinion. Les méthodes d’enquête et de sondages sont utiles, mais contiennent certaines failles qui ne donnent pas souvent une lecture exacte des opinions enregistrées. La théorie statistique nous permet de constituer un échantillonnage, de tirer au sort des membres de la population, mais encore faut-il disposer d’une information aussi exacte que possible sur la composition de la population. La publication des sondages peut nous induire en erreur, car, il s’avère que « le résultat d’un sondage n’est pas un pourcentage, mais une probabilité que l’estimation dans la population d’un caractère observé dans l’échantillon se situe dans un intervalle de confiance » (p.22), à partir du pourcentage de la marge d’erreur acceptée.
Intentions de vote et sondages d’opinion
La représentativité des échantillons des sondages n’est pas remise en cause en général. Ces sondages ont même un certain succès dans le domaine électoral, là où il s’agit de calculer les intentions de vote, même s’il arrive que les sondages électoraux se trompent, comme en 1965 (ils ont prédit que de Gaulle allait être élu au 1er tour), et 1995 (ils ont prévu que Jospin sera au 2e tour en face de Chirac). Mais Daniel Gaxie recommande de ne pas confondre les sondages sur les intentions de vote et les sondages d’opinion. Autant les contrôles des biais (élément introduisant des distorsions et orientant la mesure) sont possibles pour les premiers, autant ils sont absents dans les deuxièmes. Les intentions de vote sont relativement contrôlables. Elles concernent une pratique et non des opinions. On demande à une personne ce qu’elle a l’intention de faire aux prochaines élections. Les sondés sont habitués à l’opération électorale. Ce qui n’est pas le cas des sondages d’opinion « qui peuvent poser des questions que les personnes interrogées ne se sont jamais posées et qu’elles ne se poseront sans doute jamais plus, sauf à être interrogées à nouveau dans le cadre d’un sondage » (p.57). Cela est d’autant plus important à souligner que les commentateurs et les sondeurs négligent ces différences entre une enquête électorale et un sondage d’opinion.
Tout le monde n’a pas nécessairement d’opinion
C’est dans une deuxième partie intitulée « Une représentation ethnocentrique des opinions du public » (la première partie porte sur l’idée d’« une représentativité inaccessible ») que l’auteur développe et actualise la problématique bourdienne. Les producteurs de sondages croient que tout le monde peut avoir une opinion sur tous les sujets, qu’il y a consensus sur tous les sujets, que les opinions sont déjà établies avant l’enquête, que toutes les personnes interrogées saisissent aisément les questions posées, que les questions sont comprises de la même manière par tous, que tout le monde répond véritablement à la question des sondeurs, interprétée par les commentateurs, que toutes les réponses sont des opinions, et qu’il suffit d’additionner et d’homogénéiser le tout pour en faire la synthèse. Chimère et artifice. Comme l’écrit Daniel Gaxie : « L’addition des réponses est une composante essentielle de la fabrication et du commentaire des enquêtes d’opinion. La méthodologie courante des sondages est une machinerie d’homogénéisation de l’hétérogène. En posant d’emblée qu’elles sont additionnables, on admet sans l’interroger un postulat d’équivalence et d’homogénéisation des réponses » (p.102). Ce qui n’est pas vrai.
Les sondages posent, il est vrai, des questions de nature différente. Les questions portent d’abord sur des cas d’expérience « pratique » des individus, comme sur le confinement ou sur les intentions de vote. Les questions peuvent également porter sur des sujets « saillants », des thèmes complexes, mais qui restent familiers pour les sondés, comme la retraite, la protection sociale, le chômage. Les questions peuvent encore porter sur des questions débattues dans le cadre de mouvements de protestation, sur des « opinions mobilisées » (Gilets jaunes, Anti-vax). Ce sont là des « opinions constituées », reflétant des convictions affichées et solides des interrogés en rapport avec leur vécu social. L’enquêteur ne fait ici que les authentifier.
Des problématiques imposées
Mais les sondages abordent aussi des thèmes débattus juste dans les cercles politiques restreints, étrangers à l’expérience de la plupart des personnes interrogées. Comme les eurobaromètres, qui abordent des questions relatives à l’Union européenne et demandent si la « Construction européenne » a des effets politiques, démocratiques, économiques et sociaux sur les Etats et sur les individus. Les sondages créent dans de tels cas, ce que Daniel Gaxie appelle « un effet d’imposition de problématique ». Demander aux personnes de répondre à des questions qu’elles ne se sont jamais posées. C’est là qu’on peut relever l’ethnocentrisme de plusieurs sondeurs et commentateurs de sondages. Très au fait des questions politiques, ces derniers ne conçoivent pas que les autres citoyens ne puissent pas exprimer des opinions sur ces sujets, comme eux. Ils ne se préoccupent pas de savoir comment elles sont reçues et si elles soulèvent des difficultés particulières ou des incompréhensions. Ainsi, les questions des sondages d’opinion sont souvent liées aux préoccupations des sondeurs et commentateurs politiques. Leurs problématiques dissimulent des intérêts politiques. Ils sont tributaires de leurs clients, soucieux de produire des effets politiques.
D’ailleurs, l’auteur a eu l’occasion de réaliser une enquête avec un groupe de chercheurs qui traduit les réactions occultées par les sondages d’opinion standards. Il s’agit d’entretiens individuels approfondis et des focus groups abordant la perception des processus d’intégration européenne. Enquête dans laquelle il a pu relever la fréquence du désarroi, malaises, souffrances, hésitations, silences et sentiment de ne pas être à la hauteur des personnes interrogées. Seule une minorité des personnes interrogées est en mesure de réagir à ce type de thématique complexe, à partir de questions ouvertes.
Les doxosophes
Ce qui explique la critique de Pierre Bourdieu contre les doxosophes, journalistes, sondeurs, commentateurs, experts, qui, contrairement aux philosophes qui tentent de dépasser les préjugés par la raison, tirent leur savoir (sophia) de l’opinion commune (doxa), qui interviennent dans les médias pour exprimer péremptoirement, comme un oracle, ce que la nation sondée ressent et veut. C’est pourquoi Bourdieu, découvrant le malentendu dans sa propre enquête sur l’éducation, disait dans un célèbre article que « l’opinion publique n’existe pas », elle est fabriquée par les « doxosophes », qui ne tiennent pas compte des « non répondants », et des « sans réponse », catégorie souvent importante, en s’en tenant à des quantifications fictives attribuées artificiellement aux personnes interrogées. Les sondeurs ne parviennent alors à ne faire parler ni les répondants ni les non répondants. « En dépit des dénégations, écrit Daniel Gaxie, les absences de réponse aux questions des sondages d’opinion demeurent le talon d’Achille des sondeurs et de leurs enquêtes. Elles viennent bousculer leur postulat qu’il y a sur chaque sujet une Opinion publique tacitement conçue comme la somme des opinions individuelles de chaque citoyen, ainsi que leur prétention à dévoiler les volontés de cette Opinion à partir de questionnaires administrés à des échantillons supposés représentatifs de la population » (p.71). Les enquêteurs reçoivent d’ailleurs des instructions pour bousculer les « sans réponse » et pour insister auprès d’eux pour obtenir des réponses lorsque la personne interrogée semble hésitante. Les questions fermées, posées par le sondage, les y aident à le faire. Les sondages d’opinion ne peuvent véritablement prétendre être le baromètre de l’opinion, ils ne produisent que des artefacts d’enquête, fondés sur des faits artificiels ou faussés.
L’auteur insiste à la fin du livre sur l’importance à donner une chance égale à l’ensemble des points de vue, en faisant des recommandations d’ordre méthodologique, à la fois aux lecteurs et aux commanditaires des sondages. Recommandations issues des critiques mêmes, qu’il a développées pour que les sondages puissent être aussi proches de la réalité sociale et des opinions et pour qu’ils ne reflètent pas des inégalités politiques et ne soient pas entre les mains des catégories privilégiées, donnant un poids disproportionné aux catégories les plus politisées de la population.
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