Quelle Amérique « profonde » a voté ?
Les Etats-Unis sont-ils atteints par le syndrome du suffrage indirect, voire du « collège électoral » ? Si on avait appliqué aux Etats-Unis le suffrage universel direct, comme dans l’écrasante majorité des démocraties dans le monde, Hillary Clinton serait vainqueur des élections, puisqu’elle devance Donald Trump de 180 000 voix, au lieu d’être défaite par 290 grands électeurs contre 228. Tout comme Al Gore en 2000, battu au suffrage indirect et par le nombre de grands électeurs par G.W.Bush, alors qu’il l’a pourtant devancé de 550 000 voix. Le peuple américain a voté majoritairement pour Hillary, les Etats fédérés ont voté pour Trump. C’est ce qui fait d’ailleurs que les sondages peuvent ici se tromper, car il y a deux types de sondages, les sondages nationaux et les sondages par Etat.
La question qui se pose alors est de savoir si le vote aux Etats-Unis traduit ou pas la volonté réelle du peuple américain? Le peuple américain pris dans son ensemble est-il démocratiquement souverain à travers ce mode électoral aussi compliqué que désuet et souvent injuste?
N’oublions pas que le mode de scrutin américain a beau être inscrit dans la Constitution américaine, il n’a qu’une valeur historique, liée au fait que cette Constitution traduisait un contrat politique de type transactionnel entre les Etats fédérés et l’Etat fédéral. Le collège électoral, le scrutin indirect, l’élection du président à deux degrés, essentiellement sur le territoire des Etats fédérés et accessoirement sur le territoire national, ont été posés parmi les conditions d’adhésion des entités fédérées au système fédéral, notamment une des conditions d’abandon du système confédéral au profit du système de l’Etat fédéral.
Le système du suffrage universel indirect peut-il être toujours juste dans tous les cas de figures ? On en doute. Il peut l’être s’il y a concordance plus ou moins harmonieuse entre le vote du peuple américain à l’échelle nationale (ou sa volonté générale) et le vote des électeurs à l’échelle des Etats fédérés (volontés particulières). Il cesse de l’être, comme dans les élections de 2000 et de 2016, lorsqu’il y a des discordances entre les deux volontés. Les abstentionnistes ne sont pas ici pris en considération, étant des non-votants. En tout cas, en démocratie pure, si on comptabilise le nombre des votants qui participent au choix de leur président, il est anormal de constater que, par exemple, 110 millions d’électeurs (à l’échelle fédérale) peuvent valoir moins que 109,5 millions d’électeurs (à l’échelle fédérée). C’est une question démocratico-mathématique, c’est aussi une question de légitimité démocratico-électorale.
Dans l’histoire politique américaine, on peut comprendre que deux ou trois Etats fédérés, voire un seul Etat fédéré, soient plus décisifs que d’autres en raison du nombre de grands électeurs dont ils disposent, lié lui-même à leur poids démographique. Mais ce faisant, on ne comprend plus que deux ou trois Etats fédérés puissent choisir, de fait, pour tout le peuple américain, pour les 52 Etats fédérés réunis et constitués en Etat fédéral.
Il est vrai que les Américains, en raison de la philosophie fédérale et les institutions qui y président, ont l’habitude d’accorder autant d’importance au vote sectoriel, par catégorie ou par entité (vote par Etat fédéré, par minorité ethnique, vote blanc, vote noir, par sexe, âge ou profession) qu’au vote individuel ou citoyen proprement dit. Alors même que la société américaine est surplombée par la philosophie libérale, toujours centrée sur les droits et libertés individuelles. Mais, aux Etats-Unis, de par la culture générale issue des compromis conclus par les Founding Fathers, on est d’abord libre au sein de l’Etat fédéré, puis à l’échelle fédérale. L’Etat fédéral est juste une protection, une garantie en cas de dysfonctionnement des Etats fédérés, la situation normale.
Le fédéralisme a été considéré à l’origine comme un système de liberté, tendant à limiter le pouvoir central, fédéral, et à paralyser les velléités ou les tentations abusives du pouvoir. Tout pouvoir fédéral a ainsi son pendant sur le plan fédéré. Le suffrage indirect à travers le collège des grands électeurs est un de ces moyens d’affirmation des Etats fédérés sur le pouvoir central. La méfiance vis-à-vis du pouvoir central est telle qu’on se satisfait de la possibilité de déformation de « la volonté générale » du peuple américain dans son ensemble, noyautée par la survalorisation de l’idée du collège électoral (variable d’un Etat à un autre), du vote à l’échelle des Etats fédérés. On est toujours dans l’idée historiquement première, devenue anachronique aujourd’hui après l’intégration de tous les Etats fédérés à la nation américaine, de la supériorité du vote fédéré sur le vote fédéral.
C’est vrai que le nombre d’électeurs dans chaque Etat fédéré est en rapport avec le nombre de population de l’Etat. Mais si on considère que, dans chaque Etat, la majorité simple suffit pour rafler tous les grands électeurs, le peuple peut être mis en minorité par les entités fédérées, comme il est arrivé à plusieurs reprises. En outre, il n’est pas interdit de penser que l’électeur de Californie (55 grands électeurs), du Texas (38), de Floride (29), de New York (29), de Pennsylvanie (20), de l’Illinois (20) est globalement plus décisif dans le choix du président américain que le vote des autres Etats, et notamment de ceux qui ont 3 grands électeurs. En d’autres termes, la majorité issue de l’Etat californien ou texan ou de Floride est politiquement et électoralement plus décisive que la majorité résultant des autres Etats. Alors que si le vote était nationalement identique et au suffrage universel direct, tous les électeurs américains auraient le même poids politique et électoral, quels que soient leurs régions ou lieux de vote.
C’est dire qu’on a du mal à situer l’Amérique « profonde » qui a élu Donald Trump : est-elle celle des Etats fédérés ou celle de toute la nation ? Démocratie des citoyens ou démocratie des entités fédérées ?
Hatem M'rad