La contradiction démocratique américaine

 La contradiction démocratique américaine

New-York / Etats-Unis. Manifestation à Manhattan contre la victoire de Donald J. Trump aux élections présidentielles américaines

Décidément, la démocratie américaine, comme d’autres vieilles démocraties, est un laboratoire riche d’expériences. Même dans cette grande démocratie, la minorité peut être appelée à gouverner contre la majorité, voire deux majorités peuvent se mettre face à face.


Dans les régimes parlementaires, c’est la majorité électorale et gouvernementale qui peut s’user en cours de mandat et devenir elle-même minoritaire, tantôt au parlement, notamment par la rébellion de la majorité parlementaire, qui ne soutient plus le gouvernement ; tantôt dans l’opinion, à travers des contestations et des manifestations répétées.


Dans d’autres systèmes, comme le système américain, où l’élection se fait à deux vitesses et à deux échelons, il peut y avoir un doute sur la nature de la majorité, voire une contradiction entre deux types de majorités opposées : la majorité dans l’Etat national fédéral (celle du peuple) et la majorité des Etats fédérés (celle des grands électeurs). Ce qui pose le problème de la légitimité démocratique.


Parlant de la démocratie américaine au XIXe siècle, Tocqueville parlait de « la tyrannie de la majorité », il n’avait pas vu venir, en ce temps-là, la tyrannie de la minorité, sans doute aussi pernicieuse, ou l’incongruité d’une majorité parallèle. En démocratie, le pouvoir est ordinairement attribué par le consentement du plus grand nombre. Une société est en effet constituée par le consentement de chaque individu, de tous les individus, comme l’exige le Pacte politique gouvernant les sociétés politiques. Démocratiquement, politiquement et électoralement, cela donne lieu au gouvernement de la majorité numérique. Mais, si la majorité du nombre ne peut plus décider de l’affectation de ses représentants au pouvoir, on ne peut plus dire qu’« un homme égale une voix ».


La démocratie n’est ni l’exploitation de la minorité par la majorité, ni l’exploitation de la majorité par la minorité. Or, sur le plan du nombre des suffrages, ou sur le plan populaire, tout le monde convient que Donald Trump est électoralement « minoritaire » à l’échelle nationale, même par quelques milliers d’électeurs, par rapport aux suffrages de Hillary Clinton. Le libéralisme américain s’insurge lui-même contre l’exploitation de la majorité par la minorité. Il a essentiellement en vue les droits individuels, censés être respectés tant par les majorités que par les minorités.


Si en démocratie, un homme est égal à une voix, aux Etats-Unis, certains hommes, et certains Etats fédérés ont plus de voix que d’autres. Ce qui explique les contestations de rue apparues au lendemain de la victoire de Trump. Les manifestations anti-Trump se multiplient depuis une semaine. Responsables politiques, militants associatifs, artistes ou simples citoyens : partout aux Etats-Unis, des voix s’élèvent et promettent de s’opposer au futur président. A New York, Los Angeles, Chicago, Las Vegas ou Indianapolis, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en brandissant le slogan « not my president ». Contestations qui se justifient autant par l’élection « démocratiquement » minoritaire de Trump, que par ses menaces proférées tout au long de la campagne électorale. Pour les contestataires, Trump « ne se soucie ni des pauvres, ni des minorités, ni des droits des homosexuels ou des immigrés. Il ne se soucie de personne. Et ça ne s’apprend pas à 70 ans ». Le maire démocrate de New York a décidé, lui, de « s’opposer » à toute action prise par Donald Trump qui serait considérée comme une «menace pour les New-yorkais». Pas d’autre moyen pour l’instant de lutter contre un conservateur jusqu’au-boutiste et convaincu.


Les « idées » de Trump risquent en effet de remettre en cause l’Etat de droit et la démocratie américaine, et de bafouer les droits et libertés des Américains, de tous les Américains, quelles que soient leurs origines raciales ou ethniques. Les Américains sont descendus dans la rue. Ils ne se sentent plus chez eux, dépossédés d’une partie d’eux-mêmes, de leur nation, de leur culture politique par le sectarisme du nouveau président, censé être le président de tous. Le vouloir-vivre collectif est en déperdition. Ce qui fait leur américanité, ce qui a toujours fait l’Amérique, c’est la Constitution des Pères fondateurs. On ne jure que par elle. Là où la Constitution ou le droit ne distinguent pas, les hommes ne peuvent le faire à leur place. Protection de la loi et suprématie du droit, telles sont les valeurs fondamentales originaires de la nation Américaine.


D’autant plus que les menaces de racisme, de discrimination du nouveau président « Républicain » et les promesses de recours à des procédés expéditifs risquent de rappeler étrangement les restrictions des droits et libertés qu’ont subis les Américains d’origine japonaise après la 2e guerre mondiale et les Américains d’origine arabe après 2011, pour des raisons de sécurité. Trump promet aujourd’hui de renvoyer 11 millions de clandestins hispaniques (chiffre déjà revu à la baisse), ainsi que les musulmans, considérés tous comme étant des terroristes potentiellement menaçants à l’encontre de la sécurité américaine. C’est à peine s’il ne va pas jeter tous ceux qui lui déplaisent à la mer.


Les contestataires américains qui sont descendus dans la rue, qui rejettent le verdict des urnes, n’ignorent pas que dans une société libérale, la leur, la réalisation du bien commun, la morale et la justice sont normalement les finalités que doit poursuivre le président américain, qu’il soit démocrate ou républicain. Les Américains sont calvinistes et puritains. Ils accordent beaucoup d’importance au statut moral du détenteur du pouvoir. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ils ont renvoyé dos à dos Trump et Hillary, qui ont suivi tous les deux des chemins douteux pour monter au sommet de l’échelle. Ils acceptent, tout au plus, Hillary Clinton comme un moindre mal par rapport à Trump, perçu, lui, comme étant amateur politique, vulgaire, inculte, arrogant et raciste.


Qu’est ce qui reste à un pays démocratico-libéral pour sauver sa démocratie ? Il lui reste une garantie, ou même plusieurs. Si le gouvernement Trump ne sera pas en mesure de préserver les droits fondamentaux des Américains ou s’il ne remplit pas ses devoirs légitimes en violant les droits individuels, ou lorsque les violations ne sont même pas justifiées par la nécessité, les citoyens auront dans ce cas le droit de désobéir à ses ordres, devenus illégitimes, et le droit de se révolter, voire de le changer ou de le renverser. Pour n’avoir pas respecté le droit et la liberté des Américains, Richard Nixon (Watergate) et Bill Clinton (harcèlement sexuel) ont failli être poursuivis pour impeachment. Le premier a été démissionné de force, le deuxième a évité de justesse la terreur de l’Attorney général John Starck grâce à l’appui de l’opinion.


Les citoyens américains dans la rue ont certainement pris date avec Trump, avant même son entrée en fonction. Lui, a promis de malmener leurs valeurs ; eux, ils promettent en retour de s’insurger contre lui. C’est le revers de la médaille du Pacte politique. C’est un message lourd de sens, comme autrefois, celui des campus révoltés par la guerre du Vietnam, poussant leur gouvernement au retrait du bourbier. Dans le système américain, le président ne peut tout faire. Il est verrouillé de partout : par le Congrès (même entre les mains désormais des Républicains), par la Cour suprême et les juges, par les médias…et enfin par la Rue, qui est déjà là. Trump aura encore certainement à apprendre, surtout dans un premier mandat. Le harceleur sera vraisemblablement harcelé, et la démocratie « représentative » sera certainement bousculée par la démocratie d’opinion.


Hatem M'rad