« Les realpolitik ont pris le dessus »

 « Les realpolitik ont pris le dessus »

Crédit O. Piot


MAGAZINE JANVIER 2018


Le peuple kurde demeure un acteur essentiel au Moyen-Orient, où il a souvent été malmené au gré des jeux de puissance. Le journaliste Olivier Piot tente de comprendre comment la séquence actuelle pourrait lui permettre de reprendre la main.


Près de 40 millions de Kurdes sont répartis sur quatre pays, la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. Dans le contexte actuel de bouleversement régional, le rêve de voir émerger un “Grand Kurdistan” existe-t-il encore dans l’imaginaire de ce peuple ?


En dehors de l’expérience irakienne, le dénominateur commun des entités kurdes est qu’elles n’ont pas obtenu la reconnaissance de leurs droits. Cette réalité de l’assimilation forcée dans trois Etats distincts entretient ce rêve de “Grand Kurdistan” au sein du peuple. Mais, depuis un siècle, les résistances se sont enchâssées dans des luttes nationales, les dirigeants ayant fait le constat que plus ils restreignaient leur action à l’échelle de l’Etat, plus ils avaient de chances d’aboutir. Les “realpolitik” ont donc pris le dessus et segmenté les revendications kurdes.


 


Comment expliquer que seuls les Kurdes d’Irak sont allés si loin sur la voie de l’autonomie et de l’indépendance ?


Tout simplement par la brèche qu’a été la première guerre du Golfe, en 1991. A la suite de ce conflit et des massacres perpétrés par le régime de Saddam Hussein, la zone nord a été mise sous protection par la résolution n° 668 de l’ONU. Les Kurdes en ont profité pour en faire une région autonome de fait, puis en autonomie de droit, à la suite de la seconde guerre du golfe de 2003, la Région autonome du Kurdistan d’Irak (KRG).


 


Alors que les Kurdes irakiens ont une “approche patrimoniale” de la question, ceux de Turquie (PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan) et de Syrie (PYD, Parti de l’Union démocratique) ­défendent un “confédéralisme démocratique” transnational. Laquelle de ces options est aujourd’hui privilégiée ?


En Irak, le KRG (Gouvernement régional du Kurdistan) est en ­situation de fragilité après avoir perdu ce qu’on nomme “les territoires disputés” au profit de Bagdad. Au point que, demain, l’autonomie des Kurdes d’Irak pourrait être menacée. Du coup, ­Barzani et le PDK (Parti démocratique du Kurdistan), qui étaient prêts à faire cavalier seul, regardent de nouveau les autres organisations kurdes comme des alliés potentiels. A contrario, le PKK, comprenant dès 2000 qu’il était dans une impasse en Turquie, a théorisé et développé une stratégie “pankurde” transfrontalière. Et ce en construisant des démocraties réelles à partir de la base, comme au Rojava, en Syrie. Aujourd’hui, les formations kurdes, notamment le PYD, qui domine le front unitaire, y occupent un tiers du territoire. C’est donc plutôt eux qui ont la main.


 


Le peuple et singulièrement la jeunesse kurde se sentent-ils aujourd’hui représentés par les cadres politiques des mouvements de résistance ?


Les dirigeants kurdes ont fait preuve tout au long de l’histoire d’une forme de “realpolitik” qui a parfois confiné au cynisme. Il n’y a qu’à voir ce qu’est devenu le Kurdistan irakien, où ils ont tout fait sauf de la démocratie… Aujourd’hui, les formations sont encore menées par les grandes familles d’hier, les Barzani, ­Ocalan, etc. Mais il y a toute une jeunesse kurde qui aspire à autre chose. On l’a notamment vu en Syrie, en 2011, quand il s’est agi de se positionner par rapport à Assad. C’est la jeunesse qui a ­forcé les cadres à se désolidariser du régime. Cette jeunesse n’a pas de patrimoine à défendre, elle est prête à rompre avec le clientélisme et les vieilles pratiques.