Khalid Zekri : « La modernité arabo-musulmane fonctionne par prélèvement »

 Khalid Zekri : « La modernité arabo-musulmane fonctionne par prélèvement »

crédit photo : archives personnelles de Khalid Zekri


L’écrivain et chercheur marocain a récemment publié un essai remarquable, dans lequel il retrace et dissèque la généalogie de la modernité des pays arabes. Celle-ci oscille entre la tradition islamique et l’attrait pour l’Occident


Pourquoi écrivez-vous “modernités arabes” au pluriel ?


Pour relativiser l’universalité de la modernité européenne érigée en norme. Car, dans les faits, les éléments constitutifs de cette modernité (l’autonomie, la subjectivité, la raison, le principe de sécularisation… qui ont été plus ou moins transmis à plusieurs sociétés souvent dans des valises coloniales) ont été ­historiquement articulés avec d’autres principes intrinsèques aux cultures ­postcoloniales. Ils ont donné lieu à des configurations culturelles inédites et ­différentes, que ce soit au Maghreb, au Machrek, dans les pays du Golfe persique, en Iran, en Inde ou au Pakistan.


 


Vous parlez de “modernité disjonctive” dans les sociétés arabes. A quoi faites-vous référence ?


Les pays arabes, qui ont découvert la modernité autrement que le monde occidental, sont culturellement structurés par une forte pulsion religieuse diffuse dans le tissu social. Ils sont attachés à leurs particularismes culturels et aux possibilités qu’offre le monde contemporain, mais ils n’arrivent pas à articuler cette double posture. Sans nier son rapport à la modernité occidentale, la “modernité disjonctive” intègre différents modes de vie et d’expression de provenance extra-­occidentale, surtout à l’ère de la globalisation. Elle est disjonctive, car elle fonctionne par prélèvement. Elle n’est ni une stricte répétition de la tradition ­arabo-islamique, ni une identification ­totale à la modernité occidentale : elle tient partiellement de l’une et de l’autre, tout en étant encerclée par les deux.


 


Le monde arabe du début du XXe siècle était-il conscient que la modernité occidentale reposait principalement sur la raison ?


Oui, tout à fait, aussi bien chez les réformateurs libéraux que chez les réformateurs salafistes. On peut le remarquer au milieu du XIXe siècle dans les récits de voyageurs, comme Rifa’a Al-Tahtawi, Idriss Al-Amraoui ou encore le travail encyclopédique du Libanais Boutros Al-Boustani… L’Egyptien Taha Hussein applique, lui, le doute méthodique à la poésie antéislamique, en s’inspirant du Discours de la méthode de René Descartes pour montrer que cette poésie a été “inventée” après l’avènement de l’Islam. Mais les gardiens de “l’Islam authentique” (notamment l’université d’Al-Azhar) se sont toujours élevés contre toute tentative d’émancipation par la raison.


 


Pourquoi les sociétés arabes se caractérisent-elles par cette ambivalence entre attrait et répulsion pour la modernité ?


Cette ambivalence structure la moder­nité arabo-musulmane. L’Islam n’est pas une institution politique. C’est avant tout une institution culturelle, au sens anthropologique. L’Islam se loge dans tous les plis de la vie humaine. Le paradigme de ­sécularisation se heurte à la difficulté de donner corps à un ordre politique par rapport à un ordre religieux en Islam. Le monde arabe est culturellement structuré par la vision islamique du monde, mais le mouvement de l’histoire ne peut pas être constamment contrarié par des pulsions religieuses. Par conséquent, les individus négocient en permanence leur désir d’ancrage dans le monde moderne et leur attachement aux survivances de leur tradition culturelle, largement marquée par l’Islam. Il est temps de changer de paradigme et de considérer que cette ambivalence est le nom des modernités issues des contextes postcoloniaux. En somme : arracher l’ordre social à l’ordre religieux.