Espagne/Maroc. La Guerre d’Afrique : Entretien avec le Dr Mustapha Mchiche Alami
Espagne/Maroc. L’actualité est riche d’évènements maroco-espagnols, à commencer par la reprise de la circulation des personnes entre Sebta et Tétouan, Melilla et Nador, alors que l’Espagne vient de reconnaître officiellement la marocanité du Sahara et que le tunnel sous la Méditerranée a été remis à l’ordre du jour. Entretien avec Dr Mustapha Mchiche Alami qui appelle à une relecture du passé sombre qui lie les deux pays afin de crever l’abcès.
LCDL : Dr Mustapha Mchiche Alami, vous qui avez travaillé sur la fameuse bataille de Tétouan, pourquoi accorder autant d’importance à des faits historiques aussi lointains ?
Dr Mustapha Mchiche Alami : « Celui qui ne sait d’où il vient ne peut pas savoir où il va car il ne sait pas où il est », disait Bismarck mais ce stratège hors pair a aussitôt précisé qu’en ce sens, le passé est la rampe de lancement vers l’avenir. Et c’est dans cette optique que je m’intéresse de très près à tout ce qui touche le passé commun de mon pays avec l’Espagne. De cela, relève ma passion de l’Andalousie dont le projet de musée de l’Andalousie est en phase finale. Ce qui m’a valu toute une vie de travail et de rassemblement d’objets rares et de documents traitant de cette période faste de l’histoire.
En plus de cela, je vous signale que j’ai planché aux côtés d’illustres collègues sur le projet de tunnel entre l’Espagne et le Maroc au moment même où l’idée avait été lancée. C’est pour vous expliquer que ma démarche vise globalement à encourager un avenir commun entre nous et les Espagnols en mettant en lumière des phases méconnues de ce passé commun. Seule une mise à plat de ce passé permettra l’évolution vers une grande confiance. Des sociétés confiantes refusent les guerres destructrices et privilégient la paix en toutes circonstances.
Parler de la guerre (exemple, la bataille de Tétouan) pour favoriser la paix, n’est-ce pas un peu contradictoire, ou bien vous avez un éclairage particulier sur cette actualité ?
Malheureusement, peu de Marocains connaissent bien l’importance cruciale de la bataille de Tétouan sur les relations actuelles entre les deux pays, à commencer par le statut des deux enclaves marocaines occupées.
Il faut savoir que vers la fin du XVIIe siècle, les territoires espagnols en Afrique du Nord sont tous cédés par les Espagnols. En 1791, c’est Oran et Mers El-Kébir que l’Espagne remet à la régence d’Alger et il était question de céder également Sebta et Melilla, les derniers territoires en Afrique du Nord surtout qu’en 1808, avec la guerre contre Napoléon, le royaume ibérique connaissait de graves difficultés de ravitaillement et ne fut-ce l’opposition farouche des Anglais, la cession pour échanger les deux villes marocaines contre des vivres était sur le point d’aboutir.
Tout au long du XIXe siècle, pas moins de quatre commissions d’enquête ont été mises sur pied par les Cortes, le Parlement espagnol, pour céder au Maroc les deux villes, mais un changement de cap majeur va être fait quand l’Espagne, convaincue qu’elle avait son mot à dire quand l’Europe se lance dans la colonisation de l’Afrique, non seulement décide d’user de ces deux petites possessions (Sebta et Mellilia) comme têtes de pont pour pénétrer dans le continent mais de plus, attaque injustement le Maroc dans ce qu’il est convenu d’appeler la guerre de Tétouan de 1859-1860.
S’agit-il d’une guerre coloniale ou d’un relent d’un retour des croisades ?
Il y a un peu les deux aspects. Il ne faut pas oublier que la guerre de Tétouan était aussi dénommée la Guerra de Africa (guerre d’Afrique) par les Espagnols. Sans remonter jusqu’à Isabelle la catholique, reine de Castille, épouse de Ferdinand dont le testament disait ceci : « Assurez-vous que les infidèles ne mettront plus jamais les pieds en terre chrétienne. Et pour y parvenir, la meilleure solution est de mettre nous-mêmes le pied en terre musulmane. »
Il faut reconnaître qu’à l’époque, la politique de l’Espagne vis-à-vis du Maroc fut constamment marquée par un esprit revanchard qui avait conduit aux exactions de la guerre de Tétouan qui correspond en fait à plusieurs guerres dévastatrices surtout pour le côté marocain. Cette guerre coloniale menée par l’Espagne contre le Maroc entre 1859 et 1860 a connu plusieurs épisodes sanglants, celui de Sierra de Bullones, le 17 décembre 1859, de Castillejos, le 1er janvier 1860, de Tétouan, le 31 janvier 1860 et de Wad-Ras (ou Gualdras ou Guad-el-Ras), le 23 mars 1860, qui a débouché sur la capitulation du Maroc, contraint de signer avec l’Espagne le 26 avril 1860 le traité de Wad-Ras, dont les conditions iniques lui étaient très défavorables.
Au cours de la dernière conférence sur « les batailles de Tétouan », vous aviez fait une intervention sur le « feuilleton des crises entre le Maroc et l’Espagne depuis la chute de l’Andalousie en 1492 », ce feuilleton n’est pas encore terminé ?
Je le répète encore une fois, il faut crever l’abcès de ce passé sombre de l’histoire des deux pays pour avancer vers un avenir commun. Les historiens des deux côtés devraient s’assoir à la même table et mettre en place des rencontres pour comprendre mutuellement ces événements douloureux grâce à une écriture historiographique soigneuse, objective et bien documentée.
Cette lecture ne signifie ni faire table rase de la vérité, des événements qui gênent, ni trouver des excuses aux crimes du passé. Ce qui compte, c’est de faire tomber les barrières dans les deux sens et surtout épurer l’inconscient des uns et des autres des démons du passé. Je pense comme Edgar Morin que « toute grande philosophie est une découverte de complexité, puis elle étouffe d’autres complexités en fermant un système autour de la complexité qu’elle a révélée ». Et qu’aujourd’hui, en étudiant la complexité des relations maroco-espagnoles de l’époque, il ne faut jamais éluder la question essentielle qui est posée lorsque l’on aborde l’avenir, c’est « en quoi cette complexité est-elle enrichissante pour nous, pour comprendre l’autre, pour apprendre à vivre avec l’autre ? »
Il faut surtout s’abstenir de chercher à déterminer qui avait tort et qui avait raison. Explorer les tragédies, les douleurs et les chagrins de l’histoire ne doit pas nous empêcher de réconcilier les générations présentes et futures des deux côtés de la Méditerranée.