Detroit, bâtisseurs d’avenir

 Detroit, bâtisseurs d’avenir

Avec ses quartiers désertés et ses maisons délabrées


MAGAZINE NOVEMBRE 2017


Ils s’appellent Samir, Sophie ou Norman. Ils ont décidé de s’installer dans l’ex-fleuron de l’industrie automobile américaine, dévasté par la crise. En rénovant les ruines, ils espèrent un futur plus reluisant pour la ville. 


Cette ville du Michigan dégage un magnétisme propre aux cités qui renaissent de leurs cendres. “Chaque jour, on voit de nouvelles constructions, de nouveaux chantiers. Les quartiers changent à vue d’œil.” ­Samir est français d’origine marocaine. Il vit à Detroit depuis décembre 2013, l’année où la municipalité a été déclarée en faillite. Après avoir traversé les Etats-Unis d’est en ouest, lui et sa femme sont restés quatre jours à Motor City, comme on surnommait la ville, qui fut jadis l’étendard de l’industrie auto­mobile triomphante. “Suffisamment pour en tomber amoureux”. Maisons abandonnées, usines vides, la cité est en piteux état. Samir avoue avoir ressenti un choc lorsqu’il y est entré la première fois, mais il a perçu une richesse profondément ancrée, notamment à travers l’art, le graff et la musique. Le jeune homme rénove des maisons. Il développe aussi un village artistique qu’il construit avec des containers, près du musée historique de Motown.


 


Certains ont la gâchette facile


Sophie, une Parisienne de 35 ans, est ­venue ici par amour pour Norman, un trentenaire New-Yorkais. Tous les deux sont archéologues. Lorsqu’ils se sont installés à Detroit, Sophie ne connaissait pas les Etats-Unis et nourrissait pas mal de ­clichés sur le pays. Mais une chose s’est révélée comme une triste vérité : le port d’arme, parti­culièrement répandu dans sa nouvelle ville d’adoption. Il y a trois ans, lors de la visite de la maison que le couple finira par acheter, la jeune femme s’aperçoit que l’homme qui leur fait faire le tour des pièces est armé. “Le type me dit : ‘Bien sûr, j’ai toujours mon revolver sur moi’. Je me suis demandé si j’avais bien entendu, s’il ­venait vraiment de dire ça !”


Des habitants armés et à la gâchette facile. Entre règlements de compte et soirées trop arrosées, le bruit de balles se fait souvent entendre dans leur quartier, jusque ­devant leur porte. Une nuit, Soplie et Norman ont été contraints de se réfugier au sous-sol, en ­attendant que la fusillade s’achève. Les tirs se font beaucoup plus rares aujourd’hui.


Comme Samir, le couple rénove des maisons délabrées et contribuent à donner une nouvelle vie à leur quartier. Cela s’appelle la “gentrification”. Mais ce seul mot prononcé lors d’un dîner peut suffire à ruiner la soirée tant les avis sur la question sont tranchés.


 


Une réhabilitation vertueuse


La gentrification de Detroit a débuté dans downtown. Un centre-ville qui, aux Etats-Unis, est traditionnellement réservé aux populations les moins fortunées. Ici, les loyers des appartements ont flambé, poussant de nombreux habitants à l’extérieur de la ville. Vers Eight Miles, notamment, un quartier rendu célèbre par le rappeur Eminem.


“En 2017, pour un 60 mètres carrés dans le centre-ville, il faut débourser de 1 000 à 1 200 dollars (entre 850 et 1 000 euros, ndlr).” Inabordable selon Samir, qui soutient que la gentrification contribue à un inversement géographique — les blancs qui résidaient plutôt en banlieue investissent le centre-ville —, mais il estime qu’avec peu d’argent et beaucoup de ­travail, tout le monde peut aujourd’hui s’acheter un toit à Detroit.


Norman confirme que la gentrification est un ­sujet délicat, souvent mal compris et connoté racialement. Le jeune homme a été témoin de ce phénomène dans le milieu des années 2000, à Brooklyn, mais pour lui, la situation est très différente à Detroit “En réhabilitant des maisons, je sais que j’y contribue, mais je le fais avec énormément de respect. Nous ne réparons que des maisons abandonnées, dont certaines sont ­vacantes depuis plus de dix ans.” Les bâtisses refaites à neuf sont ensuite mises en location, ce qui valorise le quartier. Un cercle vertueux selon Norman, car “cela augmente la valeur des maisons voisines, ce qui permet de générer plus de revenus pour la ville”.


Samir, lui, souligne que la crise a permis l’émergence d’une scène artistique dynamique : “Detroit est devenu un vrai hub dans ce domaine. Les gens viennent de ­San Francisco, Los Angeles ou New York. Comme il est facile de s’acheter un immeuble pour une poignée de dollars, les artistes s’installent ici pour montrer et ­partager leur travail.”



Motown et electro au menu


Une friche sur laquelle tout repousse, mais qui était déjà pavée d’or dans le domaine musical, notamment. Detroit, c’est en effet la ville de Motown, le célèbre label de musique qui a entre autres produit les Jackson Five, Diana Ross ou encore Marvin Gaye, dans les années 1960. C’est aussi ici qu’est née la musique electro. Aujour­d’hui, un nouveau souffle parcourt la cité explique Samir : “De nouveaux bâtiments sont en fin de construction, le tramway vient d’être inauguré. Tout cela apporte une belle énergie. On voit plus de gens dans les rues, même la nuit, les habitants se sentent ­davantage en sécurité.”


Detroit est historiquement un territoire de migrations, un refuge pour les esclaves qui fuyaient les Etats confédérés du sud, au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, plus de 80 % de la population est noire. Elle fascine et fait la une des magazines branchés. Elle est scrutée par les observateurs désireux de prendre le pouls de la question raciale aux Etats-Unis.


 


Le spectre des émeutes de 1967


La ville est profondément marquée par les émeutes en 1967, comme le raconte le film Detroit, de Kathryn Bigelow, actuellement sur les écrans. Et la question de la probabilité qu’une étincelle remette le feu aux poudres se pose aujourd’hui. L’insurrection a débuté à 300 mètres de chez Samir. “On en parle souvent avec des amis de la communauté black. On ressent encore certains conflits latents, mais le renouveau de Detroit tente d’effacer cette période sombre.”


Norman ne croit pas à un nouvel embrasement : “Les noirs de la classe moyenne ont été ceux qui ont accueilli le changement avec le plus d’engouement. Car ils ont vécu les hauts et les bas de Detroit. Ils les ont traversés en entretenant coûte que coûte leur maison et leur quartier, en continuant à tondre leur pelouse et à ­planter des fleurs, tandis que les maisons ­autour d’eux tombaient en ruine. Aujour­d’hui, nombre de ces gens souhaitent voir ­la ville vivre sa renaissance.”