Barcelone : la peur de l’amalgame

 Barcelone : la peur de l’amalgame

crédit photo : Javier Soriano/AFP


MAGAZINE JANVIER 2018


En août dernier, la capitale de la Catalogne espagnole était touchée de plein fouet par le terrorisme islamiste. Ville singulière, Barcelone, réputée pour son ouverture au monde, semble entrevoir depuis un rapport plus complexe avec l’Islam et les musulmans. 


Au sortir de l’aéroport de Barcelone-El Prat, force est de constater que les touristes sont toujours aussi nombreux à venir visiter la célèbre ville espagnole, plébiscitée par les city-breakers européens. Au terminal d’arrivée, on croise des jeunes Européens voyageant léger, souvent en couple, venus de France, d’Angleterre, de Scandinavie. La cité catalane fait toujours figure de destination branchée par excellence, prisée pour ses bars à tapas, son ambiance de fête, ses monuments historiques, comme la basilique Sagrada Familia, et sa légendaire équipe de foot : le Barça ! “J’adore cette ville, j’en suis amoureuse !”, s’enflamme Fannie, une étudiante de 22 ans originaire de la région parisienne.


Pourtant, tout a basculé depuis l’été dernier… Le jeudi 17 août, à 16 h 57 très exactement. Les Ramblas, cette artère, avec sa grande allée centrale piétonnière qui mène à la mer, est noire de monde en cet après-midi estival. Subitement, un homme au volant d’une fourgonnette fonce dans la foule à très grande vitesse. Ne laissant aucune chance aux piétons, essentiellement des touristes étrangers, venus arpenter ces Champs-Elysées locaux. Sur plus de 500 mètres, il fauche des dizaines de personnes, comme un bowling sanglant.


 


Changement de comportements


L’auteur de l’attentat, Younès Abouyaaqoub, un Maroco-Espagnol âgé de 22 ans, prend tranquillement la fuite à pied par le marché typique de la Boqueria, il dérobe une voiture en tuant son occupant et disparaît. Il sera abattu quelques jours plus tard par la police espagnole. L’enquête révélera qu’il faisait partie d’une cellule terroriste d’une quinzaine de personnes basée à Ripoll, également à l’origine de l’attaque la nuit suivante de Cambrils, autre ville catalane. Une série d’attentats vite revendiqués par Daech. Un véritable traumatisme pour l’Espagne, treize ans après l’attentat de la gare d’Atocha qui avait meurtri Madrid. “On ne pensait pas que cela pouvait arriver chez nous, comme ça, de cette façon !”, se désole Pilar, quadragénaire barcelonaise.


Depuis, les Ramblas sont sous haute surveillance. Partout, la police est visible. Plus haut, place de Catalogne, alors que les vendeurs à la sauvette africains proposent toujours leurs sacs en cuir, les voitures des forces de l’ordre sont partout, des blindés légers également, une manière de rappeler que les autorités restent sur le qui-vive. Jean-Marie Le Gall directeur du Majestic, un hôtel de luxe historique, situé à quelques centaines de mètres, sur le très chic boulevard Passeig de Gràcia, note un léger changement de comportement chez ses clients : “C’est vrai qu’on les sent un peu plus aux aguets. S’il y a un bagage esseulé un peu trop longtemps, les clients viennent me le signaler. Ce qui n’était pas vraiment le cas avant… Barcelone est surtout connue pour sa douceur de vivre.”


 


Le “Molenbeek espagnol”


Faute de statistiques officielles, on estime à plus d’un million le nombre de musulmans vivant en Catalogne, dont près de 70 % sont marocains. Une population désormais au centre de toutes les préoccupations… Le quartier populaire et multiculturel du Raval, proche du port, jouxte les Ramblas. Ce sont ces ruelles que Younès Abouyaaqoub a parcourues dans sa fuite, juste après l’attentat. Plusieurs populations immigrées se mélangent ici, essentiellement des Pakistanais et des Marocains. Un quartier plutôt tranquille, où se situe la petite mosquée Tariq bin Ziad. C’est là que nous rencontrons Ahmed, immigré marocain d’une cinquantaine d’années, originaire d’Agadir. Il vit ici depuis plus de trente ans et nous confie, inquiet : “Dans le quartier, la communauté est, dans la grande majorité, paisible, tout le monde a peur que le regard change brutalement, que la coexistence soit remise en cause. Que la tristesse fasse place à la colère.” Car Le Raval est aussi décrit par ses contempteurs comme un ghetto et un foyer de radicalisation. Certains l’ont même surnommé “le Molenbeek espagnol”, après l’arrestation sur place de plusieurs djihadistes en lien avec les attentats de Bruxelles. Hamid Nassir, président de l’association musulmane Jamaat Ahmadiyya, réfute cette appellation : “Il s’agit d’une minorité, comme au niveau mondial. Une partie se radicalise, mais c’est ultra-minoritaire.”


 


Un discours vindicatif


Pour les musulmans qui y vivent, la peur a supplanté le vivre-ensemble qui régnait jusqu’alors. Juste après les événements, beaucoup ont évité de sortir dans les rues du quartier. Ils craignent que la situation devienne, comme en France, très sensible sur la question de l’Islam. Pour l’heure, ce n’est pas encore un sujet politique central ni même un argument de campagne électorale, comme c’est le cas dans l’Hexagone, et seule une petite minorité d’Espagnols entrevoit l’immigration comme un problème. Mais ici et là, ces événements tragiques ont libéré la parole et durci les positions. L’islamophobie a progressé. Des mosquées ont été profanées, en Catalogne, le maire de Reus veut interdire le niqab, celui de Badalona “veut nettoyer tout ça”, après avoir, il y a quelques années, pris plusieurs ­arrêtés sensibles dont l’interdiction des prières de rue… Un discours vindicatif qui effraie.


 


“Ils nous salissent. L’Islam c’est la paix”


Voici pourquoi quelques jours à peine après l’attentat des Ramblas, plusieurs milliers de membres de la communauté musulmane, des familles, des femmes avaient défilé pacifiquement pour affirmer leur amour de l’Espagne, de la Catalogne et se démarquer des terroristes “Ils ne nous ressemblent pas, ils ne sont musulmans que de nom et ils nous salissent. L’Islam, c’est la paix”, résume cette jeune adolescente rencontrée au Raval lors d’un rassemblement contre la barbarie islamiste. Les pancartes affichent “Barcelone est une famille” ou “Nous sommes tous frères”. Une belle démarche pour lutter contre les amalgames et une mobilisation en forme d’espoir.


Comme Paris, désormais contaminé à vivre dans le risque permanent, le temps atténuera peut-être les tensions à Barcelone. La crise, née à la suite du référendum sur l’indépendance de la Catalogne, a détourné l’attention des médias. Mais les musulmans que nous avons rencontrés se sentent, eux, espagnols et fiers d’être catalans.