Alger, génération déboussolée
Ils s’appellent Walid, Bouchra, Samir, Radia… Ils ont 20 ans et sont nés durant les heures sombres de l’Algérie. Ils sont les nouveaux visages de ce pays dans lequel beaucoup affirment ne pas trouver leur place. Rencontre avec une jeunesse désabusée, que le Printemps arabe n’aurait pas ébranlée.
Alger. Les Algérois fuient l’air vicié des trottoirs de la rue Didouche-Mourad et ceux de la place Audin. Les boutiques de fringues bon marché et les restos sur le pouce sont désertés jusqu’au soir. Les jeunes ont pris de la hauteur vers le quartier de Bologhine. Ils se retrouvent sur le parvis de la basilique Notre-Dame d’Afrique, dans cet îlot de fraîcheur qui surplombe la ville blanche.
C’est le point de rendez-vous de Walid et ses amis. Ils ont une vingtaine d’années. Certains sont encore étudiants à l’université d’Alger. Tous ont le regard fixé au-delà de la Méditerranée, à l’image de ce dicton qui prétend que “le peuple algérien est un poisson qui vivote dans une flaque d’eau, le regard tourné vers la mer”.
“Il n’y a rien à attendre de l’Algérie”
“Moi, je travaille depuis deux mois. Je suis contractuel dans une société privée, lance Walid. Après ma licence, je suis resté huit mois au chômage ! Ma vie est suspendue à ce job. Je dois continuellement me surpasser pour garder ma place. Mon avenir en Algérie ? Je ne sais pas… Je n’ai pas les moyens de prendre mon indépendance. Il y a peu de perspectives avec cette classe politique vieillissante. J’aimerais qu’elle s’ouvre enfin à la jeunesse !”
Un peu plus loin, sur l’esplanade, Feriel, une lycéenne, est accompagnée de Yousra et Katia. “Il n’y a rien à attendre de l’Algérie ! lance-t-elle. C’est toujours compliqué dans ce pays. Je vais passer mon bac, et là, j’apprends que la ministre de l’Education a décidé de surveiller les candidats en mettant en place des agents de police dans la salle, des caméras et trois profs examinateurs ! Dans quel autre pays on voit ça ? C’est une forme d’oppression ! Personnellement, si je le pouvais, je ne resterais pas en Algérie !”
Sur le banc, ses amies renchérissent : “Ici, les filles ne peuvent pas faire ce qu’elles veulent, elles n’ont pas le droit de s’exprimer ! On leur fait comprendre que c’est ‘haram’ (interdit) ou ‘hib’ (iconvenant), regrette Katia, 14 ans. Mon grand frère m’a demandé de porter le hijab. Il dit que c’est ‘hib’ de sortir tête nue, mais moi je n’ai pas envie. Je voudrais être policière. C’est un métier où les femmes ne portent pas le foulard !”
Recouverte de bandages, dissimulée derrière un large chapeau, Bouchra, 21 ans, est désespérée. En quelques secondes, sa jeunesse, son foyer ont été endeuillés. Un accident domestique comme il en arrive des centaines en Algérie. Une famille modeste, un hiver rigoureux, une bombonne de gaz défectueuse, et c’est le drame. Bouchra a perdu sa mère et sa sœur dans l’explosion. Elle-même est une grande brûlée : “Je voudrais me rendre en France, parce qu’ici, il n’y a pas d’hôpitaux spécialisés pour ces opérations. Mais je ne peux pas voyager parce que les formalités sont compliquées et le coût des opérations est trop élevé… Alors, quel est l’avenir pour moi en Algérie ?”
“Le niveau scolaire s’est effondré”
En prenant la route vers le musée national du Bardo, dans le faubourg prestigieux des ambassades, à El-Biar, nous rencontrons Samir, un chercheur. Il est issu d’une grande famille de militants du Front de libération nationale (FLN). Menacée lors de la décennie noire, elle a dû s’exiler en France alors qu’il était enfant.
“J’ai vécu avec ce décalage. L’Algérie de mes souvenirs et celle qu’elle est devenue durant mon absence. J’ai quitté un pays très militant, qui commençait à basculer dans l’islamisme et dans la crise. Nous sommes partis après l’assassinat de Mohamed Boudiaf (président du Haut Comité d’Etat en Algérie en 1992, ndlr). C’était difficile de vivre avec l’idée que les gens se faisaient massacrer. Nous avions un sentiment de culpabilité de ne pas être avec eux pour les soutenir.”
En 2013, Samir rentre en Algérie pour enseigner à de jeunes chercheurs. Après l’euphorie du retour, il est confronté à la réalité du pays : “Le niveau scolaire s’est effondré. L’élite intellectuelle est en fuite ou a été tuée. Après le Botswana, l’Algérie est le second pays d’Afrique en termes de fuite des cerveaux : 400 000 cadres Algériens sont à l’étranger ! C’est un des drames du pays. Qui va le diriger avec cette génération en exil ? Le Printemps arabe n’a pas eu d’effet en Algérie, car le traumatisme de la décennie noire est si présent qu’il y a un refus catégorique de bouleverser cet ordre. Les Algériens veulent la paix à tout prix… et les politiques exploitent cette peur.”
Le militant idéaliste est désillusionné : “J’ai l’impression que l’Algérie n’est pas dans un mouvement de réforme sociétale. Le résultat des législatives, en mai dernier, montre clairement qu’il y a un divorce entre l’Etat et la société civile. Mais j’ai le sentiment que les Algériens sont dans une fausse résignation, qu’ils cherchent une façon de sortir de la crise… ou de sortir tout court.”
“N’oubliez pas, le pouvoir est au peuple !”
Le soir est tombé sur la ville illuminée de lampions. Soraya rompt le jeûne avec sa famille. Elle est de retour à Alger après avoir terminé ses études doctorales en France. “Je culpabilisais de ne pas contribuer à l’avenir de mon pays. J’ai bossé un temps ici, puis je suis retournée en France. Je n’arrivais pas à trouver ma place. J’étais pleine de nouvelles idées, mais j’ai rapidement constaté les réticences de mes collègues. Progressivement, j’ai été mise au placard. Pourquoi ? Je l’ignore. Une question de mentalité peut-être. Je reste attachée au pays, mais je suis pessimiste !
Un vent nouveau souffle à Alger. Un vent plein de promesses, de créativité légèrement frondeuse. Ainsi, dans le quartier de Bab-el-Oued, Les Yeux du peuple scrute la ville. Cette œuvre puissante a été réalisée par une jeune graffeuse, Radia Bouzidi, alias Radia BZ Art, étudiante en première année de Master dans une école de commerce.
“Pour moi, graffer, c’est aussi transgresser les codes traditionnels. J’ai peaufiné mon style et mon message : ‘Girls can tag !’ (les filles peuvent tagger). C’est un credo pour prouver que nous existons dans l’espace public, particulièrement en Algérie, où le sexisme est prégnant même dans la sphère artistique.” La main experte de Radia a su redonner une seconde jeunesse au front de mer par son cachet rebelle. A travers ses bombages, elle bouscule la bienséance : “J’ai subi toutes sortes de jugements de mes proches, de mes voisins, du genre ‘Qu’est-ce que tu faisais à la gare ? T’étais avec des mecs ? T’as fait un tag hors-la-loi ?”
Des tags où se glissent des messages politiques codés : “Ces yeux de femmes représentent le peuple qui s’adresse à l’Etat : ‘Nous sommes là, nous vous surveillons, quelles que soient vos intentions, n’oubliez pas, le pouvoir est au peuple !’”
Le choix de ce quartier populaire n’est pas un hasard : “C’est là où la jeunesse est la plus accablée et a besoin d’espoir. Les autorités n’ont pas été sensibles à ce message. Lors des élections législatives, elles ont masqué la fresque avec des panneaux de candidats. L’Etat a tort de croire que le peuple est en léthargie, sans destin apparent. Nous sommes les graines qui peuvent pousser à tout moment !”
MAGAZINE JUILLET-AOUT 2017