Envisager un retour du collectivisme en Tunisie est-il réaliste ?
Depuis qu’il s’est arrogé l’ensemble des pouvoirs cet été, le président de la République Kais Saïed multiplie les conseils des ministres, des réunions davantage prétextes à des prises de parole publiques qu’à de véritables séances de travail.
Si la réunion de ce jeudi 18 novembre n’a pas dérogé à cette règle ni à celle des studieux ministres prenant des notes, le président Saïed y a en revanche précisé les contours d’un projet qui semble lui tenir à cœur : un projet de loi relatif à la création d’entreprises « d’un nouveau genre ». Des participations agricoles en réalité d’un genre pas aussi nouveau qu’il n’y parait.
Une ambition mégalomaniaque ?
En ouverture de son allocution sur l’ordre du jour, Kais Saïed évoque son projet de decret-loi dit de « réconciliation pénale ». « Cette loi concerne non pas seulement l’avant 2010 mais aussi la décennie écoulée, les sommes d’argent spoliées durant les 10 dernières années n’étant pas moins importantes que celles spoliées avant cela », précise-t-il.
Il s’agit là d’une précision fondamentale qui aide à comprendre la conception que se fait Saïed de la révolution tunisienne, ou plutôt de « sa » révolution : celle-ci consiste en une lecture révisionniste de l’ensemble de la phase historique 2011 – 2021 et du système politico-économique que cette séquence a engendré, un système à ses yeux tout aussi répréhensible et méprisable que le système des 5 décennies d’avant révolution. Ses adversaires politiques directs étant les figures émergeantes post 2011, le président Saïed est en réalité plus focalisé encore sur la table rase qu’il souhaite faire des 10 dernières années.
« S’agissant de ces nouvelles entreprises collectives qui constituent un volet du projet de loi de réconciliation pénale (les hommes d’affaires suspectés de corruption devant investir en région selon proportionnellement à leur fortune, ndlr), chaque individu ne pourra acquérir qu’une action (participation) unique, de sorte de ne pas retomber dans les situations de monopoles que l’on connaît », détaille le président Saïed.
Avant d’en arriver à ce texte de loi, Kais Saïed avait récemment mis en avant une anecdotique affaire d’un terrain domanial dont l’exploitation fut cédée à une personnalité proche d’un parti politique pour un modique loyer. Comme tout modus operandi à caractère populiste, on suscite d’abord l’émoi et l’indignation populaire dans une affaire donnée, pour ensuite directement légiférer.
« L’Humanité n’est pas condamnée à se plier à des poncifs anciens en matière de création d’entreprises, nous devons penser des modèles novateurs », poursuit Saïed en ouverture de ce conseil des ministres. Pour autant, la proposition présidentielle est-elle réellement avant-gardiste ?
Crypto-communisme
A mi-chemin entre le simple concept de coopérative et de l’idée de mutuellisme agricole, l’idée n’est pas sans rappeler les fameuses « unités de base » mises en place par la République populaire de Chine ou encore l’URSS en son temps pour préparer la collectivisation économique, un modèle que Habib Bourguiba a aussi un temps expérimenté avant de se reconvertir au libéralisme économique à partir des années 80.
Dans la Chine des années 50, suite à la distribution aux paysans pauvres des terres des grands propriétaires fonciers dépossédés, les autorités de Pékin transforment les équipes d’entraide saisonnières en équipes d’entraide permanentes, au sein desquelles la propriété privée reste encore acquise. Qualifiées de « semi-socialistes », les coopératives agricoles de production, étape suivante de cette transformation économique de 1953, regroupent les anciennes équipes d’entraide et marquent un tournant : les terres passent entre les mains de collectivités qui les gèrent et les travaillent. Limité et prudent à ses débuts, le processus se précipite et les coopératives « socialistes » se multiplient en 1957.
Le chef de l’Etat tunisien ne parle pas de déposséder les propriétaires fonciers, tout porte à croire que cette expérience égalitariste sera faite sur les terres domaniales sous contrôle de l’Etat, c’est là que réside la nuance de ce projet par rapport à ceux du siècle dernier.
Si le volet de la réconciliation économique fut un échec de la justice transitionnelle en Tunisie avec très peu de fonds récupérés ou rapatriés, rien ne laisse présager pour l’heure que l’aventure économique de la régression collectiviste garantira des résultats meilleurs en matière de relance.
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