Entre la Tunisie et le FMI, la rupture est consommée ?

 Entre la Tunisie et le FMI, la rupture est consommée ?

Kais Saïed au UN Food Systems Summit le 24 juillet 2023 à Rome

L’octroi par le Fonds monétaire international d’un crédit pour le pays paraît de plus en plus dans l’impasse, selon des sources proches du dossier. En cause, le manque de volonté politique côté tunisien, mais aussi plus récemment une déclaration du président Kais Saïed qui a appelé de ses vœux depuis Rome à la disparition du FMI lui-même.

Dès avril dernier, le président Saïed avait eu des mots particulièrement décomplexés pour le FMI, appelant à « en finir avec les diktats » de l’institution financière mondiale, au moment même où son propre gouvernement était encore officiellement en pleins pourparlers avec le Fonds. Cette surenchère a atteint un nouveau palier la semaine dernière, lorsque le président tunisien a appelé, dimanche 23 juillet dans un discours à Rome, à « créer une nouvelle institution financière mondiale » pour « établir un nouvel ordre humain où l’espoir remplace le désespoir ». Tout un programme !

 

Une politique gouvernementale illisible

Mais là aussi, d’aucuns pointent les incohérences des autorités tunisiennes qui jusqu’à la mi-juin 2023 affirmaient préparer un dossier révisé destiné au FMI. Or, l’octroi par ce dernier d’un crédit crucial pour la Tunisie, financièrement étranglée, paraît de plus en plus compromis, selon des économistes et des sources proches du dossier. Malgré un premier feu vert de Washington en octobre 2022, les négociations avec Tunis pour un nouveau crédit de 1,9 milliard de dollars (environ 1,7 milliard d’euros) piétinent depuis fin 2022. Un accord apporterait une bouffée d’oxygène à ce pays dont les difficultés croissantes et les « risques d’effondrement » inquiètent l’Europe et les Etats-Unis.

Car endettée à hauteur de 80 % de son PIB, la Tunisie a un besoin criant d’argent pour régler les salaires de ses 680 mille fonctionnaires dans l’administration publique et ses dépenses courantes. Mais Kaïs Saïed s’oppose essentiellement à deux mesures requises pour obtenir le crédit : une levée graduelle des subventions étatiques sur les produits de base, dont les carburants, et la restructuration d’une centaine d’entreprises publiques criblées de dettes.

« L’accord est bloqué à cause de Kaïs Saïed, qui rejette des réformes proposées par son gouvernement [au FMI], en particulier pour les subventions », explique Aram Belhadj, enseignant chercheur à l’Université de Carthage. Avec une économie marquée par de faibles salaires, le pays a instauré dans les années 1970 une caisse de compensation à travers laquelle l’Etat achète des produits de première nécessité pour les réinjecter à bas prix sur le marché.

Pour Belhadj, « si d’ici fin août il n’y a pas de clarification de la position de la Tunisie, l’accord avec le FMI sera enterré une fois pour toutes ». « Les négociations sont complètement à l’arrêt, c’est Tunis qui bloque », confirme de son côté l’économiste Ezzedine Saïdane, soulignant que Saïed « a vu dans ces réformes impopulaires des choses qui le pénaliseraient politiquement ». Pour sa part le directeur du département régional du FMI, Jihad Azour, a indiqué mi-avril n’avoir reçu « aucune demande de Tunis pour la révision de son programme ».

Début juin, Saïed a de nouveau exclu de toucher aux subventions, annonçant à la place des taxes « pour prendre l’excédent d’argent aux riches et le donner aux pauvres ». Plus simple à dire qu’à réaliser : le déficit public (8 % du PIB) provenait en totalité des « compensations » étatiques en 2022, et aux deux tiers des subventions énergétiques après l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, qui a fait flamber les cours du pétrole. Saïdane déconseille une hausse des taxes alors que le pays, « avec la pression fiscale la plus élevée d’Afrique », est déjà « à la limite ».

 

Quelles alternatives au FMI ?

Au cas où la Tunisie décide de se passer du FMI, peut-elle tenir ou irait-elle au défaut de paiement en cessant tout bonnement de rembourser ses dettes ? Pour la seule année 2023, le pays est en mesure de faire face à des échéances estimées à 21 milliards de dinars (environ 6,2 milliards d’euros), dont 12 milliards en devises, grâce au tourisme, aux envois de la diaspora, aux exportations de phosphates et à la baisse du coût de l’énergie, selon la plupart des économistes. « Mais en l’absence d’accord, la situation va devenir de plus en plus difficile. Le risque de défaut sera très grand en 2024 et 2025 », juge Belhadj, la Tunisie ayant vu sa note souveraine dégradée à CCC- par Fitch Ratings en juin dernier.

Pour Saïdane, l’Etat tunisien « semble avoir fait le choix de privilégier le remboursement de sa dette, mais aux dépens de l’approvisionnement en produits de base ». Ainsi au lieu de lever les subventions, on supprime les produits subventionnés du marché, une manœuvre tout aussi dure pour les classes laborieuses. Ces derniers mois ont déjà été marqués par des pénuries sporadiques de farine, de riz, de sucre ou d’essence, se traduisant par des rayons vides ou de longues queues devant certains magasins.

Pire, cette crise financière a d’autres conséquences néfastes à moyen terme. L’Etat ne peut pratiquement financer aucun nouvel investissement, ce qui condamne la Tunisie à stagner, avec une croissance faible (environ 2 %) et un chômage supérieur à 15 %.