En Tunisie, une nouvelle pénurie en pain s’installe

 En Tunisie, une nouvelle pénurie en pain s’installe

Résolument complexe s’agissant de ses causes multifactorielles, la pénurie en blé et par conséquent en pain repart de plus belle en Tunisie ces dernières semaines. Impuissant, le pouvoir politique s’invente un ennemi unique, en partie imaginaire.

Scènes de bousculade et de files d’attente à perte de vue, étales de boulangeries vides… la situation ne semble plus étonner les Tunisiens résignés tant elle est chronique depuis plus d’une année maintenant. Cela correspond à peu de choses près à la chronologie de l’éclatement du conflit russo-ukrainien et de ses conséquences, maintes fois expliquées y compris dans nos colonnes, sur les importations perturbées de blé et de ses dérivés.

Autre grand facteur, l’état des finances publiques tunisiennes en crise, en l’absence d’accord avec le FMI, qui complique davantage les modalités de financement de l’importation de nombreuses denrées alimentaires de base. Mais une fois de plus, la réaction du Palais de Carthage donne à voir une présidence qui feint de découvrir le problème.

 

L’immuable logiciel présidentiel

Cette fois, il semble qu’une récente vidéo en particulier, rapidement devenue virale sur les réseaux sociaux, ait fait réagir le président Kais Saïed décidément prompt à éteindre les incendies, en guise de mode de gouvernance au jour le jour. Titrée « prémices de la famine en Tunisie », on y voit un attroupement de citoyens dans une délégation de la ville de Kairouan tenter d’arracher du pain vendu 2 dinars, soit 10 fois le prix habituel d’une baguette subventionnée (200 millimes).

Comme à son habitude, pour toute réponse à ce sujet brûlant, le président Saïed fait irruption aujourd’hui lundi dans le ministère concerné. Une vidéo d’une vingtaine de minutes publiée par la page de la présidence le montre dans la posture du président des plus démunis, qui gronde au nom du peuple son propre ministre qu’il venait de nommer il y a peu à ce poste qu’il qualifie de régalien.

Selon un invariable schéma rhétorique, le président y réitère sa théorie du complot dont il est certain qu’elle est derrière le problème : quelques spéculateurs, dont il connaîtrait les noms, manipuleraient sciemment les circuits de distribution de sorte de déstabiliser le pouvoir politique et créer de la grogne sociale… Il compte donc sur le ministre pour « faire le travail d’épuration » nécessaire, conformément là aussi à un même jargon de « la purge » qu’il aime à employer.

Simpliste, cette vision des choses n’en recueille pas moins l’adhésion de l’internaute moyen, si l’on en croit les milliers de « likes » approbateurs que recueille cet énième déplacement filmé de Saïed.

 

Les explications de l’ONG Alert

Dimanche 21 mai 2023, si l’organisation non gouvernementale « Alert » rejoint très partiellement dans un communiqué le credo présidentiel sur le présumé rôle de certains « cartels », l’ONG explique surtout la récente exacerbation de cette crise par les difficultés de financement de l’importation de céréales.

Dans sa note, l’organisation en pointe sur cette question indique également que le phénomène de pénurie du pain, qui touche depuis quelques jours désormais l’intégralité des gouvernorats du pays dans des proportions différentes, est dû à la forte diminution des quantités de blé dur distribuées par l’Office des céréales, chose que confirme l’ensemble des professionnels et acteurs du secteur.

Mais ce que dénonce avant tout Alert, c’est un déséquilibre davantage de nature structurelle que conjoncturelle : le pain est en effet fabriqué en Tunisie par les boulangeries en mélangeant de la farine (dérivée du blé tendre) et de la semoule (dérivée du blé dur), sachant que la farine est disponible puisque le blé tendre est quant à lui actuellement financé par la Banque européenne d’investissement et la Banque africaine de développement. Le problème réside donc avant tout dans les difficultés de financement des besoins en blé dur, selon l’organisation.

Or, d’après les états financiers publiées par la Banque nationale agricole, les dettes de l’Office des céréales au 31 décembre 2022 s’élèvent à 4,8 milliards de dinars. Ces dettes ont augmenté de 27% durant l’année écoulée. En sus des problèmes résultant de ces dettes, plusieurs notes de la banque font état du retard du déblocage des subventions d’exploitation à l’office et qui s’élèvent à 2,4 milliards de dinars. Résultat, un Office dans l’incapacité de subvenir aux besoins actuels du marché, notamment en blé dur.

Une facette essentielle du problème que l’actuel pouvoir exécutif, opaque dans sa gestion et sa communication minimaliste, se garde bien d’expliquer aux citoyens. Dans une récente déclaration, la ministre du Commerce a ainsi réduit le problème à la frénésie de consommation en pain des Tunisiens. Une explication « inacceptable » et « insultante » pour l’ONG Alert.